Le rire de la baleine
pour le prix d’un appartement dans ces cités-dortoirs sans histoires. Des gargotes, des petits cafés ou des petits artisans occupent désormais le bas de ces ‘ali, maisons à étages : menuisiers, garagistes, vendeurs de bicyclettes… Un tintamarre du diable règne dans cet éternel chantier où le bruit des marteaux-piqueurs, s’acharnant sur d’improbables canalisations, se mêle au Coran diffusé par les radios allumées dès l’aube.
Les marchands à la sauvette s’affairent autour de leurs étals bordés de restes de nourriture, de morceaux de lettres déchiquetées, de bandes hygiéniques qui traînent sur ces trottoirs-urinoirs, là où un optimiste a griffonné « Pissez ailleurs ». Bas-fond où se vend clandestinement du vin et où l’on organise des combats de béliers. Sihem Bensedrine se veut
beldiya
, citadine de souche, fille de la Médina. Posséder un des palais de ce quartier, même délabré, c’est se distinguer des rades villageois, les gens de l’intérieur.
Beldiya
jusqu’au bout de la langue, Sihem cultive cette appartenance par sa mère, bien que de père jerbien, et par son mariage avec Omar Mestiri, fils aîné d’une vieille famille tunisoise. Cette débrouillarde-née a loué cet hôtel particulier pour y installer Aloès, l’été 1999, avec l’argent des autres, contre l’avis de tous, y compris celui de son époux lassé de financer ses entreprises foireuses.
Sur deux étages, sept vastes pièces donnent sur un hall dit en arabe « assiette de la maison », comparable à un terrain de tennis. Les plafonds y sont hauts et ornés de moulures, le sol couvert de marbre, les murs somptueux sont habillés d’anciennes faïences et les vitres des fenêtres sont des vitraux arc-en-ciel. On se protège de la lumière, du soleil, de l’extérieur grâce à des moucharabiehs en bois anciens peints aux couleurs de la Médina, ce bleu ni ciel ni mer, le bleu de la craie. Férue de brocante, Sihem prétend que ses bancs en bois couverts de tissu de
melia
, un tissage traditionnel de soie, auraient appartenu au bey. Au deuxième étage, les chambres hébergent des invités et la cuisine reçoit de nombreux convives. Mais cela ne suffit pas pour habiter et habiller cette maison où la lumière ne pénètre qu’avec parcimonie, où les sols craquent et où les courants d’air circulent rageusement pendant que l’écho de nos voix résonne dans ce lieu à la
Vendredi 13
. Ici, le temps s’est arrêté. Il manque à cette maison une famille nombreuse pour la réchauffer, le bruit des casseroles, le frou-frou des chemises de nuit que portent nos femmes le jour, l’odeur de la lavande pour chasser l’humidité.
Je hais cette maison. Je hais les gens de la Médina, avec leurs parchemins témoignant de leurs nobles racines, de leur grandeur ancrée dans le passé. Cette demeure plaît, nécessairement, aux gens du Nord, amateurs d’imageries figées sur l’Orient décadent et sucré, celui des cavaliers, des femmes voilées et des récits racontés par une vierge en séroual orangé. Dans l’impasse de ces palais, on cache tout ce qui est moderne, cuisine, salle de bains, électricité, robinets, dentifrice, allumettes, pour ne montrer que des livres anciens, des tapis qui datent du temps du choléra, des épées et le puits hanté.
On s’y éclaire avec des bougies, on y mange dans des plats en terre cuite, et on pousse le chic jusqu’à se servir de vieilles cuillères en bois, quand on ne sort pas l’argenterie noircie par les ans. Les chaises ici ont une histoire. Je ne sais quel général, quel consul, quel célèbre négociant d’ambre, quel orfèvre réputé y aurait posé ses fesses… D’illustres inconnus que nous sommes tous censés connaître. On y écoute péniblement de vieux enregistrements de cheikh El Afrit, ce chanteur obscène de la
hara
, le ghetto juif tunisois. Les
beldi
sont comme ces majordomes anglais qui perpétuent le dédain de leurs maîtres envers tous ceux qui n’ont pas leurs manières dites raffinées. Je hais ces vieilles bourgeoises, maquillées comme des gamines de vingt ans, tirant sur leurs cigarettes mentholées Salem, dans d’interminables
sebsi
en nacre.
Sans le sou, fauchés, ils s’agrippent à ces palais, leur arche, comme des tiques. La richesse les a abandonnés. Elle s’est déplacée vers les quartiers européens avec les nouveaux détenteurs du pouvoir, à La Fayette, place Jeanne-d’Arc, à Mutuelleville,
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