Le rire de la baleine
procès fabriqués. On a organisé la faillite de sa première maison d’édition. On sabote sa voiture et fait disparaître celle de son mari, Omar Mestiri, qui s’est vu signifier une interdiction de quitter le district de Tunis et par conséquent de se rendre à son exploitation agricole située à soixante kilomètres de la ville.
À leur place, je ferais de même. Ils n’ont pas tort de lui mener la vie dure. Cette femme s’est vouée tout entière à les faire chier. Il n’est pas un jour sans qu’elle n’imagine un coup fourré. Jamais à court d’idée. Elle est de tous les comités de soutien, de toutes les associations. À Tunis, on ne peut pas organiser une manifestation ou préparer une conférence sans Sihem Bensedrine. Sa dernière trouvaille : faire de cette maison de l’ancien temps l’unique espace libre de Tunisie. Un repaire pour tous les hors-la-loi, les poètes, les artistes, les intellectuels, les étudiants.
Elle y emploie à mi-temps Imane Derwich et Nourredine Benticha, deux jeunes étudiants jugés dans l’affaire du Parti ouvrier communiste tunisien qui a défrayé la chronique en août 1999. Ces deux mômes ont subi les séances de tortures « les plus courantes qui consistent en des coups assénés à un rythme progressif sur l’ensemble du corps et sur la plante des pieds par des matraques et des gourdins de tailles différentes, plus ou moins imbibés d’eau, ou par des tuyaux de caoutchouc. Le supplicié est suspendu et attaché à une barre de fer horizontale, les mains attachées derrière les genoux. Il est battu jusqu’à ce qu’il perde connaissance, il est alors remis sur pied, puis la séance recommence, parfois assortie de brûlures à l’eau de Javel ou à l’éther sur les parties sensibles du corps, d’électrocution, d’immersion de la tête dans de l’eau mélangée à de l’urine, des excréments ou des produits chimiques, d’aspersion à l’eau bouillante, d’aspersion d’alcool et de mise à feu du système pileux. Des instruments sont utilisés pour blesser : chignole, bouteilles… 2 ». Ils parlent de leurs tortionnaires comme si c’étaient les stars d’un film ridicule : Bokassa, Dahrouj, Gatla, Elcasse, Ezzou.
Aloès est ouverte à tout ce que la Tunisie de Ben Ali interdit : débats sur l’éphémère, rencontres de groupes aux sigles improbables, Raid, Attac, CNLT, OCR ; hors-la-loi, homosexuels, poètes maudits, peintres, syndicalistes dissidents, femmes adultères, musulmans contestataires… À peine étions-nous installés dans cette felouque ivre que les visiteurs de la nuit y passèrent à quatre reprises ; voleurs de matériel, ils emportèrent les ordinateurs et poussèrent l’un des plus gros actionnaires d’Aloès à démissionner. Le co-fondateur, l’universitaire Jean-François Poirier, lui, fut expulsé le 12 février 2000, au prétexte qu’il m’avait accompagné à Gabès pour enquêter sur les émeutes qui avaient secoué cette région.
Notre république est encerclée par un commissariat ambulant, nuit et jour. Faut-il s’en étonner ? Je soupçonne Sihem de se nourrir de cette adversité. Elle ne semble jamais affectée par cette chasse à l’homme. Elle s’en venge en invitant le monde entier au spectacle de cette dictature risible. Elle se sert de petites phrases assassines pour décrire cette machine aveugle, et elle diffuse aux quatre coins du monde ses lettres talmud. Elle sait faire mal rien que par le mot, la parole. Il n’est pas une caméra, une radio qui passe à Tunis sans s’arrêter sur ce visage, cette voix qui sait dire avec des mots simples le vécu de braise des Tunisiens – torture, prise d’otage, filature, pauvreté, corruption. Sihem est un redoutable joueur sans ballon qui, dans la surface de réparation, irrite les défenseurs du camp adverse et les pousse à commettre l’erreur fatale. Elle offre toujours des penalties à la Tunisie militante. Ce qui irrite les honorables membres de l’establishment de l’opposition, dont elle fait partie, qui lui envient son magnétisme. On l’accuse d’être sectaire, elle qui parvient si souvent à renverser les situations en faveur de son camp. Le camp de ceux que l’on appelle les
chakhessiyate
, les personnalités. Ces bourgeois militants, anciens ministres, anciens bâtonniers, anciens doyens, historiens à la retraite mais titulaires de chaires à Oxford, chirurgiens, ces aristos de la ville qui, cultivés,
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