Le rire de la baleine
libres-penseurs, brillants, veulent une Tunisie vivable pour tous. Ces grands seigneurs de l’opposition qui, tout en habitant les quartiers résidentiels de Sidi Bou Saïd, de Gamarth, de Notre-Dame, dans des villas de cristal, jouant les soirs d’été au baccara, ont transformé leurs salons, pouvant recevoir jusqu’à trois cents personnes, en salles de réunions, dans un pays où les lieux publics sont devenus propriétés de la police.
C’est chez Mohammed Chakroun, l’un d’entre eux, que s’est déroulée la cérémonie de remise du premier prix des Droits de l’homme, décerné par le CNLT le 10 décembre 1999, à la plus combattante de tous, Radhia Nasraoui. Ancien ministre dans le premier gouvernement de Bourguiba, ancien bâtonnier de l’ordre des avocats, à quatre-vingts ans, ce doyen continue à ouvrir les plaidoiries de tous les procès politiques.
En 1992, quand plus de deux cents islamistes ont été traduits devant le tribunal militaire, il sera seul parmi les ténors du barreau à défendre ces indéfendables. Ces descendants de la grande bourgeoisie, établie depuis des siècles, sont peu aimés de la gauche rouspétante, mais, quoi qu’on en pense, ils auraient pu se la couler douce sous leurs parasols. Ces familles ont résisté au bey, au Protectorat français, à Bourguiba, à Ben Ali. Ils croient en ces mots non quantifiables : République, Institutions, Équité, Éducation, Santé. Ils sont l’incarnation de cette bourgeoisie nationale, devenue minoritaire, dont l’orgueil souffre de voir son pays dévasté par les âneries d’un gouvernement policier de peu de culture, ignorant tout ce dont la Tunisie s’enorgueillit. Parmi eux : Ali Ben Ayed, personnage du théâtre tunisien, Bachir Kheraief, romancier du Sud, auteur, dans les années soixante-dix, du
Régime de dattes
, une fresque inégalée et pleine d’humour sur l’univers des oasis. Ali Douaji, dont
La balade autour des tavernes de la mer du Milieu
, dans les années trente, raconte les plaisirs de la bouteille maligne, d’Istanbul à Tanger en passant par Beyrouth. Ouled Ahmed, poète contemporain, qui chante son amour de la Tunisie : « J’aime le pays comme personne n’aime le pays le matin et le dimanche. » Il s’est aussi taillé un beau succès en comparant la société tunisienne à un zoo dont les pensionnaires seraient plus ou moins bien nourris et logés par leurs gardiens. Mais si la gazelle ne craint pas d’y être dévorée par le lion, elle le paie du prix de sa liberté.
Un auteur aujourd’hui silencieux… comme tant d’autres. Sihem Bensedrine voulait faire d’Aloès le cercle des poètes interdits. Avec sa vieille Citroën blanche, qui tombe régulièrement en panne aux feux rouges, elle harcèle les auteurs en qui elle croit, pour qu’ils ressortent de leurs tiroirs leurs manuscrits, leurs poésies effacées par treize ans d’oubli. Elle ne lâche prise que lorsqu’ils se remettent à l’ouvrage. Elle prend le risque d’investir de l’argent dans ces futurs livres en dépit de la censure qui les guette. Elle s’entête à faire revivre une Tunisie des beaux-arts, des belles-lettres. Pendant six mois, elle m’a harcelé, en complotant avec ma sœur Najet, pour que je dépoussière les rares poèmes que j’ai écrits il y a plus de dix ans, dans une autre vie. Elle est comme ces entraîneurs brésiliens qui écument les terrains vagues à la recherche de nouvelles perles noires.
En acceptant que j’observe mon ramadan dans sa maison d’édition, elle savait qu’elle la mettait en danger. Elle voulait, peut-être, pour ce lieu menacé tôt ou tard de fermeture, un sabordage de première. Elle sera servie. Tout l’après-midi de cette première journée, je l’ai passé à tenter de contacter mon bouclier médiatique et ma couverture aérienne. Au téléphone, mes contacts dans la presse internationale et dans les organisations des droits de l’homme restent tièdes. Ils mesurent mes faiblesses, ma solitude, mes chances, et s’inquiètent de ma santé. Ils me font de vagues promesses. Ils restent prudents dans leur soutien, me demandent si j’ai bien choisi le temps, le lieu… s’il n’aurait pas été plus avantageux de m’installer dans les « locaux d’une association, légale, reconnue ». Seules des organisations comme Reporters sans Frontières et Committee to Protect Journalists émettent des protestations auprès du ministre de l’Intérieur.
L’AFP
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