Le rire de la baleine
trappe : ils alourdissent ma phrase. Je n’informe pas. Un article n’est qu’un prétexte pour raconter des histoires. C’est par Fabrice que je tenterai une percée dans la Citadelle. Je lui explique : « Depuis une année, je suis sans passeport. Trouve-moi une invitation, de n’importe quelle institution. Je vais l’envoyer au ministère de l’Intérieur. J’ai besoin de ce prétexte pour qu’il me rende mon passeport. » Le lendemain, 22 mars, j’avais mon invitation.
Reste maintenant à écrire ma missive à la Dakhilia, à débusquer l’ennemi et à l’obliger à se montrer. Il est toujours pénible de faire une déclaration de guerre. Choisir le mot utile, juste au moment où il le faut, le mot vif et efficace qui naît intuitivement et qui est exactement à sa place.
Un message piqûre. J’ai passé deux jours à le poursuivre. Je plonge mon seau dans un puits, je recueille de l’or et je jette. Je recommence, je recueille de la pierre et je jette. Après des immersions successives, je capture mes phrases. Elles seront sans ornement, orales. Aucun sentiment n’y transparaîtra. « Monsieur le ministre. Je suis un homme raisonnable. Rendez-moi mon passeport. Je ne veux pas faire de grabuge. » J’aurais tant aimé voir la réaction d’Abdallah Kallal, ministre de l’Intérieur. L’homme symbole de la dérive policière.
Entre le 17 février 1991 et le 24 novembre 1995, il a dirigé la Dakhilia. Cette période s’est distinguée par une série d’exécutions sommaires sur la place publique, de blessures par balles, par plus de trente décès sous la torture, la traque implacable des islamistes, la répression des militants d’extrême gauche, l’offensive contre la LTDH, la fabrication de cassettes pornographiques et la politique de la terre brûlée visant à neutraliser tous les contre-pouvoirs. Mis à l’écart après 1995, cet énarque impassible a été muté vers des ministères sans envergure, avant de revenir au ministère de l’Intérieur le 17 novembre 1999, soit une journée à peine après le discours d’investiture du troisième mandat de Ben Ali.
Le 22 mars, jour où je poste ma lettre, mon
casus belli,
je reçois le prix Hellman/Hammett, décerné par Human Rights Watch. Ce prix est destiné aux écrivains qui, dans le monde entier, connaissent des difficultés financières à cause des persécutions politiques dont ils sont victimes. Il a été créé en l’honneur de deux écrivains américains, Lillian Hellman et Dashiell Hammett, victimes de la chasse aux sorcières sous McCarthy dans les années cinquante, aux États unis.
Ce prix tombe à pic. Je dois avoir la baraka ou alors c’est mon père, que Dieu l’accueille dans son vaste paradis, qui plaide mon cas là-haut. Ce prix d’une valeur de 6 000 dollars, soit 8 millions de millimes tunisiens, est pour moi une véritable fortune. Ce sont les ailes de la guerre. Bardé de ces dollars, je peux désormais m’offrir le luxe d’être méchant comme Pharaon avec les croyants.
Je transforme ma maison en quartier général dont je suis le chef d’état-major. Mon échiquier se remplit subitement, ma paire de tours est de retour, la reine se relève, mes pions avancent en bloc. Dans ma tête, j’ai la guerre. Je suis chauffé à blanc et ma langue devient soldatesque. Je me mets à penser, à respirer, à bouger en soldat. J’entraîne les autres dans mon envolée lyrique. Il me faut une couverture aérienne. Je me crois en droit de demander à toutes les organisations internationales de couvrir mes arrières : « Je vais observer la grève de la faim. Est-ce que je peux compter sur vous ? »
Je fais le rappel général : Éric Goldstein et Hani Megally de Human Rights Watch, Robert Ménard de Reporters sans Frontières, Jean-Pierre Dubois de la Fédération internationale des droits de l’homme, Joël Campania du Committee to Protect Journalists, Donatella Rovera d’Amnesty International, Kamel Jendoubi du Comité pour le respect des libertés et des droits de l’homme en Tunisie, Haythem Manaa et Violette Daguerre de la Commission arabe des droits de l’homme, Bahaeddine Hassen du Cairo Institute for Human Rights Studies, Abdellatif Ouahbi de l’Organisation marocaine des droits de l’homme et Gilles Perrault du Groupe de travail sur la Tunisie.
Il me faut un bouclier médiatique. Chaque fois que l’on menace ma maison de verre, je le déploie : Roger Kaplan de
La Voix de
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