Le rire de la baleine
Alain-Savary, au Belvédère, place Pasteur. Puis vers le palais présidentiel avec ses banlieues hollywoodiennes qui leur ont juste emprunté les noms de leurs illustres ancêtres, les Carthage Amilcar, les Carthage Salammbô, Carthage Hannibal.
Alors ils utilisent ces palais témoins pour de nouvelles alliances avec les nouveaux riches, les parvenus friqués, proches du pouvoir, auxquels ils marient leurs filles sans autre dot que le prestige de leur nom, la visite guidée dans leur arbre généalogique. Un gendre que, plus tard, ils auront du mal à nommer, méprisant ce rejeton de Bédouin déguisé en citadin : « Comment s’appelle déjà sa mère avec ses tatouages ? » Et ils médisent sur le second pays, ces barbares qui les encerclent, entretenant leur peau laiteuse, leurs yeux verts, ponctuant leurs phrases de mots en français – « merci » en roulant les « r ». Ces tatas et nanatis me rappellent ce personnage de Tolstoï, le prince Basile, qui « s’exprimait en ce français raffiné que parlaient nos grands-parents, dans lequel même ils pensaient, et sa voix avait des inflexions douces et protectrices propres aux gens qui ont vieilli dans les milieux du monde et de la cour et y ont exercé de hautes fonctions 1 ». Ces vieilles, visages pâles, descendantes de Turcs, filles d’anciens esclaves affranchis, maltais, bosniaques, gallois, ont étudié « à la mission française », dans les années vingt, où elles ont appris à réciter Victor Hugo, Chateaubriand.
De cette proximité, ils ont gardé ce rapport ambigu avec les Européens, les Français qu’ils accueillent comme des cousins lointains, dans leurs fauteuils royaux couleur bordeaux, sortant leurs antiquités les plus précieuses, leurs crachoirs, leurs bassines de cuivre pour se laver les pieds, leurs chiffons brodés pour s’essuyer les mains, « Ah, Paris, Versailles ». Les méandres de la politique française n’ont pas de secrets pour eux, plus au fait des goûts des présidents français que des noms des ministres tunisiens, « Giscard, ce lecteur de Maupassant, Chirac, ce grand spécialiste de l’Extrême-Orient ». Aux petits soins, ils transforment de braves caissières de passage ou une secrétaire française en demoiselles d’honneur de la princesse Eugénie qu’ils appellent avec délectation « Cathy, elle est belle Cathy ». Ils préviennent ces touristes smicards contre la plèbe : « Fais attention. Ne va pas toute seule au souk. Ils vont te voler. Laisse, Tahar va t’accompagner. » Plus tard, ils espéreront une carte postale comme moi j’attends un mandat. C’est pourtant là que j’ai choisi d’installer mon ramadan. C’est bien le seul endroit où je peux le faire. Ailleurs, je suis grillé. Pas seulement. Les autres lieux puent le mâle.
À Aloès, ça sent bon les femmes, les amies de Sihem, ces bourgeoises blanches, la belle Marie Catsaras, photographe gréco-tunisienne, Sana Ben Achour, juriste aux yeux verts, Khadija Cherif, sociologue aux yeux bleus et à la poitrine couverte de tâches de rousseur, Alia Cherif qui sent si bon le savon Cadum. En plus, Sihem a conservé la générosité des gens de Jerba qui ont le don de préparer un banquet andalou, mi-sucré, mi-salé, des soupes parfumées avec trois fois rien, et ce en moins d’une demi-heure. Je lui dois en partie mes cent deux kilos qui aujourd’hui vont me servir.
Sihem, cette femme-enfant à la voix de sirène et à la tronche craquante qui, au réveil, a toujours des marques de coussins sur les joues. Quadragénaire, petite mais pleine. Caressante quand elle parle. Elle s’est ruinée en préparant des couffins de nourriture pour les prisonniers politiques, dont elle aime célébrer la libération par des fêtes joyeuses dans sa maison. Elle soutient leurs familles par de discrets mandats. C’est cette femme-poème (que j’écrirai un jour) que l’on persécute depuis huit ans. Une grue ne suffirait pas pour soulever son dossier à la Dakhilia. Tous les moyens ont été utilisés pour la soumettre.
On a fait circuler un album de photos pornographiques, montées de toutes pièces, pour porter atteinte à sa réputation. On a empoisonné le dogue allemand de sa fille. On harcèle ses enfants jusque dans la piscine municipale. On viole son domicile. On a brisé sa carrière de journaliste. On lui fait subir une filature permanente. On lui interdit de voyager. On lui coupe le téléphone. On lui monte des
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