Le rire de la baleine
me joint au téléphone, informe mais attendra avant de rendre publique une dépêche. Je me morfonds tout seul. Aucun Tunisien ne pointe à l’horizon, à l’exception de mes inconditionnels, Jalel, Sihem, mes sœurs. Je suis comme un hôte qui aurait préparé une fête et attend des invités qui se font tous porter pâles. J’aurais pu supporter ce bide sans ces témoins gênants. Je me sens comme un metteur en scène dont seule la famille est présente lors de sa première représentation. Je voudrais tant voir partir cette famille et sa compassion. Ma sœur, Saïda, mon aînée de cinq ans, professeur de maths, avait eu l’idée de se faire accompagner de deux ou trois de ses collègues ; gênés, ils semblaient se demander ce qu’ils foutaient avec ce gréviste aussi dodu que farfelu. Ils se déclarèrent honorés « de faire ma connaissance » tout en se demandant, au fond, qui j’étais. Très, très humiliant. Je voudrais les flinguer.
La nuit tombe sur ma faim. Je n’ai pour garde du corps que mon frère Nejib, ne pesant pas plus de quarante-cinq kilos mais qui s’arrange toujours pour avoir ce rôle de
bodyguard
. Divorcé, il est toujours disponible et il m’agace avec ses airs de sentinelle. Ivre mort, il a pour toute arme un peigne qu’il sort régulièrement pour se coiffer et un tournevis. De temps à autre, cet illuminé me dit, complice : « On les a eus. » Je ne sais pas si le fils de ma mère se moque de moi ou si c’est un joyeux crétin. Il m’enfume en tirant sur ses cigarettes de syndicaliste, des brunes de troufion et, en plus, il tente de me soutirer de l’argent pour, le lendemain, se rendre au boulot… en taxi. J’ai la désagréable impression de jouer un remake
Affreux, sales et méchants
.
Le pire était à venir.
À deux heures du matin, je suis réveillé par une faim sourde, violente. Un animal féroce qui brise mon sommeil. Je prends une tonne de sucre, des citernes d’eau… Dans ma tête, il y a un pain. Toute la maison est pain. Je vois des croûtes et de la mie partout. Du pain imbibé de sauce. Je tente de lire mais le pain m’aveugle. Manger un pain et mourir. Cette nuit, j’ai sans doute payé pour tous ces ramadans que, mauvais musulman, je n’ai pas observés. Cette faim me mord, me piétine, me casse en deux. Elle hurle dans mes parois. Elle réveille tous mes démons, ma lâcheté, ma bassesse, la honte, les gifles que j’ai reçues sans me détendre, la haine, la haine des autres, la convoitise, la jalousie. Je pense à Azza, ma femme, et j’ai la certitude qu’elle me trompe avec son directeur de banque. La honte… La honte, au souvenir de ce jour où j’ai été surpris fouillant les poches de mon invité, ne pouvant même pas faire semblant de dépoussiérer son manteau. C’est lui qui a baissé la tête et a feint de n’avoir rien vu. La honte. L’angoisse me prend subitement, j’ai plagié des articles. Je sais qu’un lecteur va s’en rendre compte et me livrer au déshonneur. Je me revois me vantant d’être en train de construire une maison sur la corniche de La Marsa. Ce mensonge aurait pu passer, si seulement il y avait eu encore des terrains disponibles dans ce quartier de la
high society
. J’ai compris que mon interlocuteur m’avait percé à jour quand il a poussé le bouchon jusqu’à m’aider à bâtir ce château de sable : « Et dans cette maison, tu vas faire une cave ? Il y aura une pelouse ? » Depuis ce jour, je l’évite soigneusement.
Le lendemain, le surlendemain, 4 et 5 avril, je me suis installé dans mon automne du patriarche, longeant les murs de cette maison démesurée et disgracieuse, dans mon pyjama en soie bleu, avec pour toute compagnie le coursier de Sihem, que je surnomme Hibou lugubre. Jalel fait le rabatteur. Il me ramène quelques énergumènes qui me tiennent mollement compagnie et se rendent utiles en photocopiant des messages de soutien, le communiqué de Robert Ménard, la lettre d’Alain Krivine, leader de la Ligue communiste révolutionnaire, celle de Chawki Salhi, l’Algérien, dirigeant du Parti socialiste du travail, et un
e-mail
d’un journaliste congolais, un certain Bethwal. Sihem se cache. Je tue le temps en regardant travailler le peintre espagnol Franscesc Palomares, un autre fondateur d’Aloès, qui vient souvent peindre à Tunis. Tout à sa toile, il m’explique la différence entre le trait et la ligne. « Le trait, me dit-il, est rebelle, libre, la ligne
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