Le rire de la baleine
est discipline, fille de l’ordre. »
Quelques habitués du café D’El Capo me rendent visite mais ils évitent de parler de mon ramadan. La caisse de solidarité, sur laquelle on peut lire : « Contribution souhaitée », reste désespérément vide. Les centaines de photocopies de ma déclaration restent là, entassées, et personne ne tend la main pour l’emporter. Ils la lèchent de leur regard, elle ne vaut pas un dinar.
Le 5 avril, Azza est passée. Tout en essuyant ses lunettes de myope, avec son air narquois, elle me dit : « C’est un poisson d’avril, cette affaire. Viens, rentre. » Le 6 avril est jour de fête. Je ne sais plus si c’était la célébration de la naissance du prophète Mohammed ou le Nouvel An musulman. En revanche, je me souviens très bien que c’était, comme il se doit, jour de bombance. Un jour où l’huile d’olive, le miel, le beurre coulent à flots, les plats sont verts, blancs, rouges. Moi, je l’ai fêté en ingurgitant de l’eau de fleur d’oranger et en mangeant des cigarettes.
Bourguiba est mort. Il ne manquait plus que ça ! Il a bien choisi son jour. Cela fait trois jours que cette grève se traîne, bâille, s’enroule, s’ennuie. Cette mort ne laisse personne indifférent et renforce le manque d’intérêt à l’égard de mon ramadan. La fièvre s’empare même de mes rares soutiens qui ne tiennent plus en place, tous veulent se rendre à Monastir, la ville natale du scarabée. Il y sera enterré dans son mausolée. Ils m’invitent à les suivre. Alors là, je deviens agressif, odieux, et j’explose : « Maintenant qu’il est mort, il est devenu un héros ! Cet homme ? Lui qui a aplati la Tunisie, qui nous comparait tous à une poussière d’individus, qui a instauré le parti unique, l’État policier, le culte de la personnalité et qui a fait le lit de Ben Ali. Cet homme qui a utilisé l’armée en 1978 pour mater les syndicalistes, en 1984 pour réprimer les émeutes du pain. Il a tué, liquidé physiquement ses adversaires. Cet homme qui a rayé de la carte du pays toute velléité contestataire. Ce président à vie ! »
Mais ils sont déjà partis… Alors je continue à vociférer seul : Il a fait de son village qui suinte la guigne une ville. Il a entretenu le clientélisme, accentué le régionalisme. Sous son règne, le pays de l’intérieur était oublié, pendant que le Sahel, sa région d’origine, engrangeait argent, savoir et pouvoir. L’eau du Far West tunisien a été détournée vers l’est pour alimenter les immenses oliveraies du Sahel et les orangeraies du cap Bon. Le hold-up du siècle. Pour les Sahéliens des tracteurs, des camions, des millions, des autoroutes, des chemins de fer, des ports, des aéroports, des hôpitaux, des universités. Pour les gens de l’intérieur, un mouton, quelques lièvres, un puits, un instituteur, une mosquée, un dispensaire, quelques semences de céréales, des plants d’amandiers, des figues de barbarie, du fromage hollandais après des inondations, des commissariats de police, des gardes-frontières et des pilules pour la contraception. Ici la ville, là-bas la désolation. Ici Philadelphie, là-bas Eboli.
De Bourguiba, que me reste-t-il ? Une adolescence enculée. Dans son film
Rih essad
(Le Sirocco), Nouri Bouzid, cinéaste tunisien, raconte une génération sodomisée, des apprentis menuisiers, des apprentis coiffeurs, des écoliers, des petits cireurs, des gamins vendeurs ambulants, tous ces enfants de la balle, violés, castrés par leurs maîtres, leurs pères. En 1980, lors des émeutes des lycéens, la police aidée par la milice du parti unique allait débusquer les élèves jusque dans les maisons. Jalel, mon frère, avait alors seize ans quand il a été arrêté.
Ma mère, sans un mot, avait décroché le portrait de Bourguiba qui trônait au-dessus de la cheminée, dans le salon, bien avant ma naissance. Puis elle l’a brûlé dans notre four à pain traditionnel. Mon père, bourguibiste, n’a pas pipé mot. Ce jour-là, nous nous sommes régalés de galettes à la Bourguiba. Ne m’en parlez plus, j’ai faim. Je crève de faim. À quatorze heures, je fais une sieste et j’envisage pour la première fois de mettre fin à cette grève. Mais comme je n’ai aucune envie de me farcir trois cents kilomètres dans une voiture bringuebalante avec un de ces militants à la con et que par ailleurs aucun journal ne m’a commandé d’article – les
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