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Le rire de la baleine

Le rire de la baleine

Titel: Le rire de la baleine Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Taoufik Ben Brik
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une aptitude à la sottise qui ne cessera jamais ni d’étonner, ni d’indigner. […] Quel crime contre la Tunisie, contre le peuple tunisien, cette redoutable délégation, armée de stylos, de magnétophones et d’appareils photo, s’apprêtait-elle à commettre ? Un attentat à la solidarité, un complot de liberté ! La belle et grande stratégie qui voit un régime mettre lui-même en scène, sous les yeux du monde, ce qu’il ne veut pas laisser voir ! » Mais le monde ne verra pas tout. Dans un témoignage inédit, Sihem raconte :
    Instantanément, une nuée de barbouzes se jette sur nous, fracasse les appareils et nous tabasse. J’entends un ordre derrière moi : « Prenez Sihem ! » L’un d’entre eux se jette sur moi, me lance un violent coup de poing dans le ventre, me fait tomber à terre et me traîne par les cheveux sur cent cinquante mètres jusqu’à une voiture aux couleurs de l’Office des ports aériens de Tunisie. Là, il me jette dans la malle et un flic s’assied sur moi pour m’empêcher de m’enfuir. Dans la voiture sont déjà embarqués Jalel, Ali Ben Salem, trésorier du CNLT, soixante-douze ans, et Taïeb Ben Nooman, étudiant.
    La voiture s’arrête au poste de police d’El Manar et on nous fait descendre un à un. Quand mon tour arrive, je vois, dans le couloir où on me mène, Taïeb Ben Nooman couché face au sol, à côté d’Ali Ben Salem qui hurle de douleur alors qu’un flic est en train de sauter sur son dos. Je crie que c’est un homme âgé et malade et qu’il risque de le tuer. Le tortionnaire lui écrase alors le dos de plus belle en proférant des mots orduriers et des accusations de traîtrise à la patrie. Puis il se rue sur moi, m’attrape par le cou et me plaque à terre, à mon tour, face contre le sol. Il se met alors à m’écraser le visage avec ses brodequins, à sauter de tout son poids sur mon corps, il doit mesurer un mètre quatre-vingt-dix et peser au moins cent vingt kilos, sur mon dos et ma colonne vertébrale, sous une pluie d’obscénités, fustigeant Bourguiba qui a « permis à la femme de s’instruire ! ». Vient le tour de Jalel, on lui demande de se mettre au sol, il refuse. Trois hommes l’empoignent et se mettent à le battre jusqu’à le faire tomber. La même opération se répète avec lui : le même tortionnaire se met à sauter sur son dos et son cou. Au bout d’un moment, ils s’arrêtent, l’un d’entre eux nous asperge d’un aérosol qui devait être du gaz lacrymogène asphyxiant et irritant. Nous ne pouvons plus respirer et nos visages sont enflés. Par la suite, ils nous autorisent à nous asseoir, toujours au sol, en nous expliquant qu’ils ont reçu des ordres de « très haut » pour nous tabasser. Ils nous isolent chacun dans un bureau et commencent les interrogatoires. Ali Ben Salem, resté par terre près du bureau où je suis interrogé, ne peut plus se relever. Ils tentent de le forcer, je leur dis qu’il a une atteinte très grave au rachis dorsal et qu’il faut qu’il reste sur un plan dur. Ils le laissent un moment, puis tentent de l’asseoir de force. Il hurle de douleur. Je demande qu’ils me laissent appeler un hôpital. Ils refusent. Je fais valoir mon droit à un appel téléphonique à ma famille, ils refusent encore. Au bout d’un moment, il doit être environ seize heures – ils nous avaient enlevé montres, bagues, ceintures et lacets –, ils m’annoncent qu’ils ont reçu l’ordre de l’envoyer à l’hôpital et l’embarquent dans une voiture de police. J’ai su plus tard qu’Ali Ben Salem a été jeté comme un sac au cœur de la forêt de l’Ariana, à quinze kilomètres de Tunis. N’eût été des ouvriers passant par là, qui l’ont porté jusqu’à un taxi, Ali serait peut-être mort !
    Vers dix-sept heures, je vois Jalel, le visage en sang et le nez fracturé, partir les menottes aux poings. Vers dix-huit heures, Taïeb est libéré. Après avoir subi un interrogatoire et signé un procès-verbal où je suis accusée « d’attroupement sur la voie publique et incitation à la rébellion, de voies de fait sur fonctionnaires dans l’exercice de leurs fonctions et outrages aux bonnes mœurs », on me signifie que je vais comparaître en état de liberté. Ils me libèrent vers vingt et une heures quinze. Je vais récupérer ma voiture stationnée près de la maison de Taoufik. Elle est sens dessus dessous, même les housses ont été enlevées

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