Le rire de la baleine
madeleine. Je franchis l’Arc de Triomphe. C’est la fête, personne ne veut rentrer chez soi. Chacun arbore ses blessures comme des faits d’armes. Chawki l’avocat et ses lunettes cassées, Radhia et ses bleus, Fadel Ghedamsi, un autre avocat, me dit, ravi : « Ils m’ont assommé », un autre montre fièrement son costume Boss déchiré, des visages tuméfiés… Ce jour-là, le
glaïeb
, le petit cœur, s’est réveillé. On se remet à croire à ces valeurs jugées désuètes : le courage physique, la bravoure, le plaisir de se frotter les uns aux autres, comme des joueurs de rugby.
Le vin coule à flots, on partage d’énormes pizzas dans le jardin, dans le couloir, dans la cuisine… Je passe entre ces paillards pour vérifier qu’ils ne manquent de rien. On se salue,
saha
. Ce soir, ce sont des Vikings buvant dans des cornes de bélier, découpant des poulets à la main, avalant sans manière des casse-croûte de
chawarma
, se léchant les babines. Mes bourgeois sont méconnaissables. Ils s’allongent ivres à même le sol, sur l’herbe, sur les tapis. Assis dans l’escalier, des couples s’embrassent pendant que Radhia chante : « La nuit sous le jasmin. La brise est mon rivage. »
Moins romantique, un ours entonne : « Ici le paradis. Là l’enfer. Choisis : où veux-tu que j’introduise mon arme ? » Chants obscènes, rires païens. Dehors, la meute veille à la frontière de la rue 7134. Défiée par le gibier qui fait la fête dans son terrier, elle se contente pour cette nuit d’en occuper seulement les issues. 26 avril, au matin de ce vingt-quatrième jour de ma grève de la faim, ce n’est plus ma maison qui est quadrillée mais tout le quartier. Ils sont là et demandent leur revanche.
À dix heures, l’arrivée du secrétaire général de RSF, Robert Ménard, et de son assistante, Virginie Locussol, accompagnés de Julia Ficatier de
La Croix
, d’Angélique Bouin de France Inter et de la photographe Isabelle Simon, de l’agence Sipa, va leur en offrir l’occasion. Une centaine de policiers font barrage. Après de brèves négociations avec un responsable, Robert Ménard et son équipe n’obtiennent pas l’autorisation de me rencontrer. Ma farfelue de femme sort de la maison, franchit le barrage, improvise un meeting et crée un embouteillage dans la rue : « Taoufik se meurt. Il est en résidence surveillée. » La photographe commence à prendre des photos, l’assistante de Ménard braque sa caméra, l’autre sort son Nagra. Les policiers deviennent fous, comme si on avait pointé des armes sur eux. Ils se saisissent d’Azza qu’ils projettent violemment au sol. Jalel accourt : « Vous n’êtes pas des hommes, vous frappez la femme de mon frère. » D’autres policiers arrachent le matériel des journalistes qu’ils piétinent. « Lâchez vos appareils, ne filmez pas, on vous dit de ne pas filmer, de ne pas enregistrer. Partez, partez au plus vite, sinon ça ira mal. » Et c’est reparti… Sihem les griffe au visage, Azza perd ses lunettes, Jalel est poussé dans un break dont les policiers ont arraché le hayon pour y introduire ce taureau qui rue. Aujourd’hui, ils ont ordre de frapper. La rumeur raconte qu’hier Ben Ali serait entré dans une vilaine colère : « Ils osent donc lever la main sur ma police. Brisez-les. » Les journalistes français courent se réfugier à l’ambassade de France. Azza rentre à la maison éberluée, comme si elle venait d’échapper à un vingt-deux tonnes. « Ils ont embarqué Jalel, Sihem, ‘Am Ali et Taïeb Ben Nooman et ils m’ont pris mes lunettes. » Mon portable a été repéré au moment où j’étais en communication avec le bureau de l’AFP à Tunis. Il ne répond plus. Carton rouge. Ben Ali vient de commettre le tacle fatal que j’attendais. Penalty et but avant même de tirer.
Le jour même, la Ligue tunisienne des droits de l’homme, l’Association des jeunes avocats et l’Association tunisienne des femmes démocrates dénoncent « vigoureusement cette tournure dangereuse et sans précédent dans le comportement observé à l’égard de la société civile ». Le lendemain, depuis un voyage officiel en Croatie, le président du groupe socialiste au Parlement européen, Enrique Baron, condamne : « II est absolument intolérable que le gouvernement tunisien interdise à des journalistes de faire librement leur métier. » Bruno Frappat écrit : « Les régimes policiers ont
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