Le rire de la baleine
et tout ce qui pouvait avoir de la valeur a disparu…
Entre-temps, à dix-sept heures trente, je suis surpris par la visite de Marie-Claire Mendès France qui arrive de Paris. « Si tu viens à Tunis, j’arrêterai ma grève de la faim », lui avais-je promis. Jamais je n’aurais pensé qu’elle ferait le voyage. Sans perdre une minute, elle me rappelle : « Voilà, je suis venue, j’ai tenu parole. » Je la regarde comme si elle était un flacon de poison et je bois un verre de lait. Ma grève de la faim est finie. Satisfaite, elle me complimente : « Tu es comme Mendès France, comme lui, tu n’as qu’une seule parole. »
Je voudrais rester seul maintenant.
À Tunis personne ne comprend ce geste insensé, inspiré de surcroît par une étrangère, alors que j’ai rejeté toutes les demandes, même celles des amis de mon père, les vieux de Jerissa.
Azza me fuit, silencieuse, réprobatrice. Pour tous, j’ai choisi d’arrêter au pire moment. Nous sommes sans nouvelles de Jalel, de Sihem, de ‘Am Ali et de Taïeb Ben Nooman, tout le quartier est assiégé, des amis ont été humiliés devant ma porte, des journalistes ont été chassés, leur matériel démoli… « C’était ahurissant, écrira El Kadi Ihsène, journaliste à
Libre-Algérie
. Le sentiment de gêne que “sa performance” a produit au sein du comité de grève est insoutenable. Des polémiques ne manquèrent pas d’éclater un peu plus tard, des militants ne cachant pas leur déception devant une telle issue 1 » Azza se couche tôt, la maison est sombre. Je suis coupé du monde, sans portable, mon état-major est dispersé… J’ai le sentiment atroce de celui qui a trahi son pays. Seul, je revois Don Vito Corleone quand, après l’assassinat de son fils, il décide de prendre les choses en main. Pour sauver son dernier héritier, il n’hésitera pas à baiser le front de son ennemi.
À une heure du matin, je sors. Les policiers bivouaquent. Ils sursautent comme s’ils avaient vu un spectre. Je m’adresse à l’un d’entre eux et je demande à voir Taoufik Bououn, le chef de la police présidentielle qui dirige les opérations. Je l’avais déjà rencontré, en juin 1999, pour récupérer des dossiers que la police m’avait confisqués après avoir investi ma maison. J’en garde le souvenir d’un homme élégant, ressemblant à Robert Redford, citant pour séduire Danton et Robespierre. En moins sympathique et pour m’impressionner, ce spécialiste du renseignement dresse mon portrait-robot. Dix minutes plus tard, il arrive avec ses gardes du corps. Je lui suggère que nous parlions seul à seul. Il accepte. Nous voilà partis pour une balade dans la rue.
« J’ai arrêté ma grève de la faim. Libérez Jalel.
— Ce n’est pas si simple,
ya
Si Taoufik. Il a frappé et insulté des policiers.
— Vous ne voulez pas que cette machine infernale s’arrête ? Je demande simplement que Jalel rentre chez lui.
— Et vous, vous arrêterez vos déclarations, vos attaques contre le régime ? Vous n’écrirez plus d’article ?
— Mes déclarations, oui. Écrire, c’est une autre affaire. Mais je vous promets que si Jalel est libéré, je m’occuperai de ma santé.
— C’est une proposition honnête. Donnez-moi une heure et vous aurez une réponse. »
Nous revenons sur nos pas. Je rentre chez moi, pendant qu’il se saisit de son talkie-walkie. Une heure plus tard, il frappe à ma porte :
« Si Taoufik, c’est impossible, tout le monde dort, nous verrons demain.
— Très bien. Je vous informe que demain je reprends la grève de la faim, une grève sauvage, sans eau, sans sucre et sans assistance médicale. Vous allez en pâtir.
— Faites attention à ce que vous dites. »
J’ai déjà claqué la porte. La grève de nouveau. Je m’endors en paix.
Le lendemain, je demande à Azza d’entrer en contact avec Chawki Tebib, mon avocat et mon ami depuis dix-sept ans. À trente-six ans, il est le président de la puissante Association des jeunes avocats, qui compte autour d’un millier d’adhérents. Tout au long de ma grève de la faim, il avait été contacté par des gens en relation avec le pouvoir, comme Mohammed Ben Salah, président de l’association des journalistes, Taoufik Bouderbala, président de la Ligue tunisienne des droits de l’homme, en rapport, pour mon affaire, avec Abdelaziz Ben Dhia, l’un des conseillers du président, ainsi que d’autres membres
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