Le Roi amoureux
s’enfuit.
Calmé, il leva les yeux vers le ciel où quelques étoiles achevaient de sombrer dans les gouffres de l’éther, lentement englouties par l’océan des buées montantes.
La force, à nouveau, attaqua Juan Tenorio.
La lutte fut terrible, la lutte invisible qui pour champ de bataille prenait cet homme immobile, raidi, les bras croisés.
– Monsieur, murmura Corentin, rentrez, rentrez ; vous grelottez. Seigneur ! quelle figure !…
Juan Tenorio se dit : « En effet, c’est peut-être le froid. » Et il rentra dans la chapelle, et il alla s’arrêter devant le sarcophage du commandeur Ulloa.
– Si vous m’en croyez, monsieur, allons-nous-en à la Devinière. Je meurs de faim…
Don Juan ne répondit pas.
Les bras croisés, tout raide, si raidi qu’il en semblait grandi, il haletait à coups précipités et d’un regard étrangement trouble, presque vitreux, fixait la statue du commandeur.
– Allons-nous en, répéta Corentin. J’ai faim, monsieur, je vous jure que j’ai faim.
Don Juan, cette fois, entendit :
– Eh bien ! dit-il d’une voix lointaine, qui nous empêche de dîner ici ? Nous serons trois…
– Trois ? fit Corentin.
Juan Tenorio se mit à ricaner :
– Trois. Nombre parfait. Moi. Toi. Lui…
– Lui ? grelotta Jacquemin.
– Lui. Ce brave chevalier qui dort là sur sa couche de marbre.
– Monsieur, vous me faites peur !
– Que dirai-je de moi-même, alors ?…
Corentin jeta un regard sur la statue. Il frissonna, recula d’un pas, se frotta les yeux, murmura :
– Non, non. C’est la faim qui me fait encore extravaguer. C’est curieux, oui, vraiment, que toutes les fois que la faim me tiraille…
Don Juan eut un profond soupir. Ses yeux se révulsèrent. Il fut sur le point de s’abattre. Il déploya l’énergie désespérée de l’esprit libre qui refuse l’emprise étrangère. Il se tint debout. Ses yeux reprirent un aspect presque normal. Il se secoua, éclata d’un rire farouche :
– Eh bien, Corentin, tu ne l’invites pas ?
– Qui ? Qui donc ?…
– Eh ! le commandeur, bélître ! le digne commandeur qui devait m’étouffer dans ses bras. C’est moi qui l’ai couché là, Corentin. Commandeur d’Ulloa, je vous dois une politesse…
– Monsieur ! monsieur ! cria Corentin. Ne jouez pas avec la mort.
Jacquemin Corentin, de toutes ses forces assemblées, tentait de détourner les yeux de la statue du commandeur et il n’y parvenait point. Il râla :
– Ce n’est pas possible. Je rêve. J’ai peur !
– Peur de quoi, imbécile ? Crains-tu que cet homme de pierre ne se lève de son lit funéraire pour t’emporter avec lui ?… N’aie pas peur : tant que je suis là, il n’osera pas !
Corentin, bégaya, ivre de terreur :
– Il a frémi, monsieur ! J’en jure sur le salut de mon âme ! Il a frémi !…
– Qui cela, drôle ?
– Lui !… L’homme de marbre !… La statue du commandeur !…
Don Juan éclata de rire, puis, admirant en tous sens le sarcophage :
– Beau tombeau, sur ma foi ! Rien n’a été épargné. On y a mis toute la pierre, tout le marbre qu’il fallait afin d’attester que le mort fut un homme de poids et digne de respect. Quand je mourrai, Corentin, je ne veux pas qu’on m’étouffe sous un tel amas. Sur quelque colline de l’Andalousie, dormir au grand soleil que tamise le feuillage grêle d’un olivier, dormir sous quelques pelletées de terre légère… Sanche d’Ulloa, je vous salue avec toute la vénération que mérite le marbre, pierre noble s’il en fut, car même pour les pierres les hommes ont inventé une hiérarchie…
– Monsieur ! monsieur ! hurla Corentin, les paupières se sont soulevées !… Dieu juste !… Elle vous regarde ! La statue… la statue du commandeur vous regarde !…
Juan Tenorio claquait des dents et, cependant, continuait de rire. Un peu de mousse lui venait au coin des lèvres. Son corps se raidissait violemment, et ses poings se crispaient.
– Sanche d’Ulloa, dit-il, je veux souper en tête à tête avec Votre Seigneurerie. Par une belle nuit de ténèbres et d’enfer, Corentin, nous viendrons ici, apportant en des paniers le plus fin, le plus somptueux dîner que le brave commandeur ait jamais fait dans la vie… On dit que c’était un rude mangeur, et qu’à l’occasion il savait boire… nous verrons cela…
– Juan Tenorio ! hurla Corentin. Fils de don Luis Tenorio ! Je
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