Le roi d'août
banquet, rivalisant d'adresse et de talent.
Ingeborg, assise auprès de lui en tête de table, mangeait à son écuelle et buvait à son hanap. Encouragée par ses sourires, elle se permit plus de vin qu'à l'ordinaire ; si elle sut se modérer, elle n'en éprouva pas moins très vite une agréable ivresse qui ajouta à sa désorientation et à son euphorie. Les trouvères dont la musique la transportait lui paraissaient chanter la teneur exacte de ses pensées, de ses espoirs. Sa méconnaissance de la langue l'empêchait de goûter tout le sel des hommages que lui présentaient seigneurs et chevaliers entre les spectacles, mais protégeait aussi sa pudeur des périodiques allusions salaces qui fusaient – et que l'abbé d'Aebelholt évitait soigneusement de traduire. La jeune fille souriait donc sans la moindre gêne aux compliments et aux gauloiseries, disant parfois « merci » au hasard, ce qui déchaînait des rires dont elle omettait de se vexer. En vérité, la cour de France avait rarement connu banquet plus animé, plus joyeux, sous le règne de Philippe – et puisqu'il fallait en rendre grâce à la nouvelle reine, on commença à l'aimer. Chacun voulut lever sa coupe en son honneur.
Peu après la fin du souper, les suivantes qu'Ingeborg avait emmenées avec elle du Danemark lui firent discrètement signe de les rejoindre. D'excellente humeur, l'esprit tout encombré de pensées grandioses ou futiles, la jeune reine ne comprit pas ce qu'elles voulaient et quitta la table avec naturel, ce qui lui évita d'attirer l'attention. Bien sûr, elle ne retourna pas s'asseoir auprès de Philippe : il était temps de la préparer pour la nuit de noces.
Toujours un peu ivre, elle n'éprouvait plus autant d'appréhension à cet égard que durant la journée. Était-ce pour cela que son époux l'avait fait boire ? Avait-il prévu que le vin la détendrait, lui ôterait ses craintes ? Ce fut en tout cas sans inquiétude, et même avec une innocente sensualité, qu'elle se laissa déshabiller, baigner, parfumer, coiffer… puis conduire en une chambre nuptiale qu'illuminaient de nombreux candélabres, parée pour l'occasion de précieuses étoffes colorées. Le lit tendu de drap blanc lui parut immense, assez large pour accueillir toute une famille. Très émue mais toujours sereine, Ingeborg s'allongea et posa la tête sur les oreillers qu'on venait d'arranger pour elle. Un drap frais, un peu rèche, recouvrit son corps nu. Il n'y avait pas de couvertures ; il faisait bien trop chaud pour cela, malgré la nuit.
Les suivantes s'éclipsèrent. La jeune fille les entendit rire sous cape dans le couloir, tandis qu'elles s'éloignaient. Elle n'en prit pas ombrage : pourquoi n'eussent-elles pas ri ? Tout le monde riait, ce soir-là, tout le monde avait la joie au cœur. Demeurée seule, les lèvres étirées par un léger sourire dont elle avait à peine conscience, elle sentit la fatigue et le vin s'unir pour l'entourer d'une gangue ouatée, chaude, palpitante, au sein de laquelle elle s'engourdissait lentement. Les paupières à demi fermées, elle n'eut pas peur lorsqu'elle entendit des pas se diriger vers la chambre. Ni lorsque la porte s'ouvrit puis se referma dans un cliquetis de loquet.
La peur ne revint que quand son époux se retourna et la fixa dans les yeux – mais alors, elle revint pour de bon.
Philippe, attentif, regardait Isambour. Lui-même n'avait que fort peu bu, désireux de conserver ses facultés pour ce qui allait suivre. L'alcool ne le rendait pas violent mais maladroit, et il ne pouvait se permettre d'être ni l'un ni l'autre. Son humeur, cependant, n'avait pas varié d'un iota : toute la journée, il avait observé son épouse, et rien de ce qu'il avait vu ne lui avait déplu ; beauté, éducation, un esprit dont il profiterait sans nul doute dès qu'ils sauraient se comprendre, la jeune Danoise possédait toutes les qualités. Depuis qu'il s'en était convaincu, il ne regrettait plus la dot perdue. Avec une telle femme à son côté, il trouverait un autre moyen de conquérir l'Angleterre.
Ingeborg feignait de dormir, mais elle le contemplait, elle aussi, les yeux mi-clos, et ce qu'elle découvrait la faisait frissonner. Philippe, en chemise, allait tête nue au plein sens du terme. L'éclat des chandelles se reflétait sur son crâne chauve et sur la taie qui recouvrait son œil droit, lui conférant un faciès quasi diabolique. Il avait repris du poids, depuis la Terre Sainte,
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