Le roi d'août
reconnaissant en l'autre un adversaire de poids, pontife et monarque s'observaient.
Dans la question politique, le pape parut nettement l'emporter : la plus grande partie du haut clergé impérial, qui pesait fortement dans le choix du souverain, se rallia à son candidat, lequel fut élu à une majorité confortable. Il n'osa cependant pas aller chercher sa couronne à Rome, car son rival Philippe de Souabe, excommunié mais soutenu par la France, n'abandonnait pas la lutte. Empereur de facto sur l'essentiel du territoire concerné, Otton n'en possédait donc pas le titre officiel. Le Capétien, à dire vrai, n'était pas mécontent du résultat, car sous la défaite partielle de son allié se cachait une demi-victoire pour lui : tant qu'il y aurait lutte au sein de l'Empire, le neveu de Richard ne se séparerait d'aucun soldat pour soutenir son oncle.
Dans la question religieuse, c'était en somme l'inverse : le roi, fidèle à sa ligne de conduite, laissait dire le pape et n'en faisait qu'à sa tête, apparemment en toute impunité – mais la patience d'Innocent approchait de ses limites.
Sa lutte contre Richard occupait toutefois l'essentiel des forces de Philippe, et ce d'autant plus qu'il volait d'échec en désastre. En l'an 1198 de l'Incarnation du Seigneur, le troisième jour de septembre finissant, la défaite et l'humiliation atteignirent leur apogée.
Philippe, à la tête de ses troupes, chevauchait au côté du maréchal Henri Clément, à qui il se félicitait d'avoir accordé sa confiance : depuis la capture du connétable Dreux de Mello, le cadet de son vieux maître supervisait l'essentiel des opérations militaires françaises et, s'il n'obtenait guère de succès, le roi se rendait compte que nul n'eût fait mieux en pareille situation.
Richard venait d'investir le Vexin et menaçait plusieurs châteaux des environs de Gisors, tandis que le comte de Flandre semait la destruction plus au nord, appuyé par des incursions régulières de Renaud de Dammartin. À force de durer, la guerre était devenue plus dure, moins chevaleresque : tout prisonnier non rançonnable, anglais ou français, avait désormais les yeux crevés. Il était temps d'en finir, chacun le sentait, mais Philippe, par ténacité, par orgueil, refusait de s'avouer vaincu.
Ce jour-là, avec derrière lui plus de deux cents chevaliers, trois cents sergents à cheval et presque un millier de fantassins, il était bien décidé à remporter sur son ennemi une victoire décisive, durable.
Tandis qu'il s'avançait sur la route de Gisors à Courcelles sous un ciel gris, dans la fraîcheur d'une bruine d'automne, ce n'était cependant pas à Richard qu'il songeait mais à Agnès. Leur amour ne s'était pas encore démenti. Peut-être devaient-ils en remercier les combats incessants qui les laissaient de longues semaines séparés, si bien que leurs retrouvailles étaient une fête, d'autant plus délectable qu'elle devait être courte. Même Isabelle, au meilleur temps de leur entente, n'avait pas ravagé le cœur de Philippe d'un tel embrasement. Elle avait voué un amour d'adolescente au héros, au chevalier, au roi ; Agnès, avant tout, vouait un amour de femme à l'homme, et leur communion d'esprit se doublait d'une passion physique intense. Ensemble, ils riaient, jouissaient, rêvaient, et le pape pouvait bien continuer de pérorer au nom de Dieu sur son trône romain, jamais il ne séparerait ce que des amants avaient uni.
Perdu dans ses pensées, les yeux baissés sur la route caillouteuse, Philippe ne remarqua pas les cavaliers qui apparaissaient au sommet d'une éminence, sur sa gauche, à deux cents toises de l'armée en marche. Il ne releva la tête qu'au cri d'Henri Clément.
— Les Anglais !
Ce n'étaient pas des chevaliers, cela se voyait au premier coup d’œil. Des armures d'occasion, tout juste quelques heaumes perdus au milieu des chapeaux de fer, aucune de ces plaques dont on caparaçonnait de plus en plus les chevaux : les cotereaux de Mercadier, sans doute, puisqu'on disait qu'ils évoluaient présentement dans la même région que Richard.
— Au plus cent cinquante hommes, jaugea Philippe. Et ces insensés galopent sus. Faites mettre les nôtres en position, maréchal : nous allons les tailler en pièces.
— Sire, regardez ! s'exclama alors un chevalier, derrière lui, le bras tendu.
Sur la droite de la colonne, à quelque cent toises de la route, s'étendait un grand bouquet d'arbres
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