Le roi d'août
troisième. Sa décision fut approuvée sans réserve ; le maréchal et lui se mirent en devoir d'en informer leurs troupes.
Le repli ne fut pas une mince affaire, et bien des hommes périrent encore dans la manœuvre. Ce fut cependant au milieu d'une armée relativement homogène que Philippe se retrouva à galoper en direction de Gisors. Tous ceux qui possédaient un cheval fuyaient, laissant les fantassins se débrouiller comme ils le pouvaient pour survivre. Ces soldats sacrifiés eurent de la chance dans leur malheur : Richard ne voulut pas tenir son ennemi quitte à si bon compte et ordonna la poursuite, de sorte que les chevaliers anglais abandonnèrent le champ de bataille aux seuls cotereaux. Ceux-là, plutôt que de traquer de pauvres bougres ne demandant qu'à conserver la vie sauve, préférèrent neutraliser les nobles combattants restés sur place. Des plus riches parmi les blessés, on tirerait rançon, des plus pauvres et des morts, on prendrait au moins les armes.
Philippe, Henri Clément et leurs chevaliers, le souffle des poursuivants sur les talons, filaient à bride abattue vers Gisors. Le château n'était heureusement distant que de moins d'une lieue, par-delà l'Epte. Bientôt, ils arrivèrent en vue du pont qui enjambait la rivière – un vieux pont de bois, large de deux toises, sur les rondins duquel le roi engagea son cheval presque sans ralentir l'allure.
L'ouvrage, fragilise par le temps et les intempéries, refusa l'effort qu'on lui imposait. Vibrant sous les sabots ferrés qui s'abattaient en cadence, il atteignit rapidement son point de rupture et commença à se disloquer alors que la majorité des chevaliers n'avait pas achevé de le franchir.
Philippe lui-même avait presque atteint l'autre rive quand son cheval hennit de terreur en sentant le sol se dérober sous lui puis s'effondra dans l'eau froide. Déséquilibré, le roi ne put rester en selle. Sa tête s'enfonça sous la surface houleuse, tandis qu'autour de lui s'élevaient des cris d'hommes et de bêtes dans de grandes gerbes d'éclaboussures. Il constata d'emblée qu'il n'avait pas pied et que le poids de son haubert le tirait dangereusement vers le fond. Au contraire de ceux qui partageaient son sort, cependant, il ne s'affola pas : l'eau était son élément, presque autant que l'air ; il lui était théoriquement possible de se noyer, mais il ne croyait pas que cela arriverait.
Soufflant petit à petit l'air emmagasiné dans ses poumons, il détendit ses muscles, banda sa volonté : s'il s'agitait pour remonter à la surface, il s'épuiserait et ne ferait que hâter son trépas. Les yeux fermés, il tenta d'entrer en contact avec l'Epte comme naguère avec la Huisne – et y parvint sans difficulté : l'eau l'écoutait, prête à lui obéir. Cette fois, il n'envisageait pas d'en abaisser le niveau : tous ceux qui y avaient chu seraient noyés bien avant que le lit ne fût sec. Renonçant à sauver des malheureux pour lesquels il ne pouvait rien, Philippe pria juste la rivière de le ramener à la surface.
À peine eut-il aspiré avec reconnaissance un air au parfum de vase qu'il entendit crier son nom. Il leva les yeux pour voir tomber auprès de lui la corde que tenait sur la rive un de ses clercs. Il l'empoigna, relâchant aussitôt le contrôle qu'il exerçait, afin d'épargner ses forces. Aidé par son providentiel sauveur, dont il se promit d'augmenter la pension, il ne tarda pas à rejoindre la terre ferme.
Alors qu'il s'y hissait, il se figea, les yeux écarquillés : presque à ses pieds, juste au-dessus du niveau de l'eau, le visage d'Isambour surgissait de la terre humide – son visage seulement, du haut du front à la pointe du menton, ovale ivoirin incrusté là comme un masque. Le roi ne l'aperçut que l'espace d'un battement de cœur, le temps d'en discerner l'expression inquiète, puis la jeune femme se rendit compte qu'elle était découverte, poussa un petit cri aigu et parut s'enfoncer dans le sol.
— Seigneur ! souffla Philippe entre ses dents.
Avait-il rêvé ? Certainement. Il ne pouvait qu'avoir rêvé. Ce fut en tentant de s'en convaincre qu'il prit pied sur la berge.
Çà et là, d'autres rescapés la gagnaient péniblement, eux aussi, mais pour dix chevaliers tombés à l'eau, sept au moins s'étaient noyés. Sur l'autre rive, ceux qui avaient arrêté leurs chevaux à temps s'étaient remis à galoper, espérant atteindre le pont suivant avant que Richard ne les
Weitere Kostenlose Bücher