Le roi d'août
dernière rencontre lui laissait un goût de cendres dans la bouche. Elle était venue le trouver en toute innocence, peinée de la mort d'Agnès, croyant que leur affliction commune les rapprocherait, Philippe et elle. Elle n'avait pas envisagé un instant qu'il pût la rendre responsable, la considérer comme une meurtrière et vouloir se faire son bourreau.
Isambour, Chrétienne fervente, possédait le goût pervers de la souffrance et n'avait que trop tendance à se sentir coupable. Si elle supportait avec stoïcisme les tourments qu'on lui infligeait depuis des années, c'était en grande partie parce qu'elle croyait ainsi porter sa croix, gagner sa part de Paradis. Elle n'était toutefois pas fanatique au point de se mortifier sans raison : le décès d'Agnès ne lui inspirait nul remords ; on ne la chargerait pas de ce fardeau-là. Si on ne l'avait pas répudiée, elle, la fille du duc de Méranie ne fût jamais venue en France et n'eût donc pu s'y éteindre. C'était Philippe, le responsable, pas elle.
Son pire ennemi, dans sa geôle, était l'ennui : plus que les privations, il menaçait vaincre sa volonté, aussi, afin de le combattre, n'hésitait-elle plus à sortir. Elle n'effectuait parfois qu'une promenade au sein des murs de la forteresse ou dans son sous-sol : le simple fait de se fondre à son élément de prédilection lui procurait de telles sensations qu'elle s'en trouvait ressourcée, régénérée. Parfois aussi, elle s'autorisait une excursion qui la menait en des sites naturels d'une grande beauté ou, plus rarement, dans tel ou tel château dont les occupants excitaient sa curiosité. Ainsi, elle se trouvait à Paris lorsque Philippe y reçut le roi Jean d'Angleterre, peu avant la mort d'Agnès. Quelque temps plus tard, elle se rendit à l'abbaye de Fontevrault pour y observer dans sa retraite la vieille reine Aliénor, dont la force et la dignité lui parurent un exemple.
Nombreux furent, au fil des années, les seigneurs et nobles dames qu'elle débusqua ainsi au logis, sans jamais se montrer, se contentant d'observer et d'écouter – vivant en quelque sorte par procuration. Elle se reprochait souvent de violer l'intimité des autres : si elle s'abstenait, par discrétion, de les épier tandis qu'ils sacrifiaient à leurs besoins intimes ou qu'ils copulaient, elle surprenait nombre de conversations nullement destinées à des oreilles étrangères. En dépit de ses scrupules, elle ne renonçait pas à ces visites un peu particulières : le monde, la vie étaient passionnants, et c'était là son seul moyen d'en profiter un peu. Compte tenu de tout ce qu'elle subissait par ailleurs, elle espérait que Dieu ne lui en tiendrait pas trop rigueur. Après tout, elle n'avait jamais prétendu être parfaite.
Une idée, en outre, lui vint peu à peu. À force d'espionner impunément les grands du royaume, peut-être surprendrait-elle quelque secret d’État qu'elle rapporterait à Philippe en gage de dévouement. Si elle lui rendait service, il finirait par comprendre qu'elle ne voulait que son bien et qu'il aurait grand avantage à la traiter en reine.
Tout ce qu'il lui fallait, c'était de la patience, et elle était résolue à attendre le temps qu'il faudrait : au cours de ses escapades souterraines, elle avait croisé d'autres membres de sa race, lié connaissance avec certains ; cela ne lui avait pas donné envie de les connaître mieux. La plupart lui avaient paru d'un incroyable égoïsme, seulement préoccupés de leur liberté. De ceux qui l'avaient prise en pitié, elle n'avait pu tirer qu'un seul conseil : quitter à jamais le monde des humains pour vivre parmi les pierres. Aucun n'avait paru comprendre son désir de régner ni ce qu'elle éprouvait pour l'homme qui la traitait pis qu'un animal. Sur ce dernier point, elle n'était d'ailleurs pas loin de les rejoindre, estimant quant à elle, faute d'une meilleure explication, que Dieu lui envoyait cet amour pour l'éprouver ou pour fortifier sa résolution – les deux buts étant atteints. Quoi qu'il en fût, sa place ne se trouvait pas parmi ses frères de race : elle était décidément trop humaine.
« Sachez donc, père saint, que dans ma prison il n'y a pour moi
aucune consolation et que je supporte d'innombrables et insupportables
provocations […] Ce qui met le comble à ma misère, c'est
que ces personnes de basse condition qui de par la volonté royale
sont admises auprès de moi, ne me disent jamais
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