Le roi d'août
terme.
— Mais de toute façon, elle ne dira rien, ajouta-t-elle. Elle ne fera jamais rien qui puisse te nuire. (Elle hésita.) Tu devrais te montrer moins dur avec elle. Que tu la traites bien ou mal ne changera rien à mon sort.
— Et que t'importe le sien ? Pourquoi vouloir l'améliorer, alors qu'elle remue ciel et terre pour te chasser ?
— Mettons que ce soit la charité chrétienne, soupira-t-elle, désireuse de changer de sujet avant de devoir avouer sa rencontre avec la Danoise.
Puisque Philippe ne peut être auprès de moi, je suis heureuse qu'il soit auprès de vous, avait dit Isambour.
Agnès ne se berçait pas d'illusions : malgré les assurances du roi, elle demeurait persuadée qu'il lui faudrait le quitter tôt ou tard. Même si c'était stupide, contraire à toute logique, voire immoral, elle ne pouvait s'empêcher de se dire que lorsqu'il ne serait plus auprès d'elle, elle le voudrait auprès d'Isambour…
— Serre-moi dans tes bras ! implora-t-elle, frissonnante. Serre-moi fort…
Tant que tu le peux encore, ajouta-t-elle en elle-même.
Agnès quitta Philippe, en effet. Elle le quitta définitivement, pour une contrée où il ne pouvait la suivre. Sans doute la volonté de vivre lui manqua-t-elle, sur la fin : elle qui avait mis au monde ses deux premiers enfants sans la moindre difficulté, elle fut tuée par le troisième – un garçon qu'elle souhaitait nommer Tristan car il naissait dans la tristesse, et qui ne lui survécut pas.
Cela se passait au tout début du mois d'août.
L'accouchement étant survenu plusieurs jours avant la date prévue, Philippe s'occupait à Paris de détails administratifs quand on lui annonça la nouvelle. Blanc comme un linge, il courut aux écuries, sella lui-même son cheval et, refusant d'attendre une escorte, quitta la ville à bride abattue sans se soucier de savoir s'il renversait passants ou étalages. Sa monture, forcée au grand galop sur la route de Poissy, s'effondra littéralement à l'arrivée. Elle ne devait se relever que le lendemain.
Philippe, toujours courant, fit irruption dans la chambre mortuaire où gisaient côte à côte le cadavre d'Agnès, les mains jointes, et celui de son bébé. Il en expulsa d'une injonction tous ceux qui, nobles ou serviteurs, veillaient les défunts, les poussa dehors lorsqu'ils ne sortaient pas assez vite et claqua la porte derrière eux.
Il demeura un instant appuyé au battant, hors d'haleine, le front contre le bois sculpté, n'osant bouger. Le cœur au bord des lèvres, il s'y contraignit enfin, se tournant vers le lit autour duquel on avait allumé des dizaines de cierges.
La minuscule silhouette du bébé, il ne la vit même pas. Un fils de plus eût été accueilli avec joie mais sa compagne lui avait déjà donné deux beaux enfants ; il se fût contenté de vivre à son côté sans qu'elle lui en portât jamais d'autre. Non, c'était bien pis : il se fût contenté de vivre à son côté même si elle ne lui en avait jamais porté aucun, même si elle avait été stérile. Il l'aimait. C'était le cauchemar d'Isabelle qui recommençait, en mille fois pire.
Agnès avait été lavée, peignée et revêtue de ses plus beaux atours. Ceux qui s'étaient occupés d'elle avaient fait de leur mieux, mais rien n'avait pu effacer l'expression de douleur intense qui marquait ses traits au moment de la mort.
Philippe ne contempla que très peu de temps ce masque d'horreur : bientôt, les larmes lui brouillèrent la vue, et il ne fit rien pour les empêcher de couler. Secoué de sanglots, il se jeta sur la dépouille glacée de l'unique personne qu'il avait aimée plus que lui-même et la serra entre ses bras en bredouillant d'inutiles questions.
Il avait bravé la colère divine, Dieu s'était vengé. Et Dieu avait de ces vengeances qui laissaient loin derrière elles toutes celles que leur cruauté inspirait aux hommes.
— Je suis arrivée trop tard, moi aussi, déclara une voix. J'aurais voulu la sauver, si c'était possible. À présent, il ne me reste qu'à la pleurer avec vous…
Lentement, très lentement, il reposa sur la couche le corps d'Agnès et le baisa au front. Puis, essuyant ses larmes d'un revers de main, il se retourna.
Isambour se tenait juste derrière lui, drapée à la hâte dans une pièce de fine étoffe qui moulait sa silhouette pleine. Elle aussi avait les yeux humides, les joues maculées de traînées luisantes. Ah çà ! se
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