Le roi d'août
douter, déclara-t-il à Guillaume le soir même, alors que, la chair et l'âme douloureuses, il se préparait à chercher en sa couche un sommeil qu'il doutait de trouver. Mes fils ne feront jamais rien de bon. Ils finiront par causer ma perte et la leur. Cet oiselet de Richard se croit très malin, mais le Français l'est plus que lui : il le grugera sans même que l'imbécile s'en rende compte. (Il soupira.)
Cette vieille truie d'Aliénor va jubiler. S'il n'y avait mon cher Jean pour me rester fidèle, je jurerais que c'est le sang d'Aquitaine qui est incompatible avec celui d'Anjou.
Le Maréchal dissimula une grimace perplexe : il n'avait pas le même amour que son roi pour Jean sans Terre, dont il méprisait la couardise et craignait la cruauté. Richard, ce jour-là, l'avait énormément déçu, mais à tout le moins, c'était un preux. De l'autre, qui ne respectait pas même la religion, on ne pouvait guère attendre de hauts faits. Selon toute probabilité, heureusement, il ne régnerait jamais…
L'hiver étant tout proche, l'inévitable reprise des combats fut différée. Richard, ses batteries dévoilées, rentra à Paris avec Philippe, dont il demeura l'hôte jusqu'au printemps. Un hôte privilégié, fêté, comme seul l'avait été avant lui son frère Geoffroy.
Le palais de la Cité abrita alors fêtes et banquets autant que l'autorisait le Carême. Les jongleurs, qui se tenaient à l'écart de la cour depuis que le roi leur avait ôté leurs privilèges, en retrouvèrent le chemin et se crurent durant quelques mois au seuil d'un âge d'or. Conon de Béthune, quoique échaudé par son humiliation de naguère, revint lui aussi chanter devant dames et seigneurs français. Dûment chapitrés, les Champenois l'applaudirent cette fois plus fort que tout le monde : ses œuvres plaisaient à Richard, et quiconque eût contrarié Richard se fût exposé aux plus vives sanctions.
Le comte de Poitiers lui-même charma ses pairs de ses propres compositions, au point qu'on le proclama un des plus grands trouvères du temps. Titre, d'ailleurs, non usurpé : Philippe, piètre juge en poésie mais se fiant à l'avis de ses proches, en particulier de sa demi-sœur, la comtesse Marie, se demandait souvent comment un si grand talent pour faire naître l'émotion pouvait s'accompagner d'un pareil manque de subtilité en d'autres domaines et d'une pareille férocité au combat. « Je ne désire de succès qu'au bout d'un chemin tracé par mon épée et inondé du sang de mes ennemis », aimait à dire Richard. Cet homme était un vivant paradoxe et, en tant que tel, dangereux. Ne l'avait-on pas surnommé « Oc e no », oui et non, en raison de sa propension à changer d'avis du jour au lendemain, d'autant plus que la décision était d'importance ?
Sachant cet allié providentiel susceptible de se retourner contre lui à la moindre occasion, Philippe ne ménageait donc pas sa peine et lui prodiguait quotidiennement de nouvelles preuves d'amitié. Tous deux étaient désormais inséparables : ils mangeaient à la même écuelle, buvaient au même hanap ; ils arpentaient ensemble ces rues de Paris que, sur l'ordre du roi, on avait commencé de paver quelques années auparavant pour les rendre plus praticables et moins nauséabondes ; dans les forêts enneigées, ils chassaient de concert. Ce dernier point, au début, n'avait pas été le moins délicat : Philippe eût certes pu laisser Richard forcer le gibier en compagnie des veneurs, mais il lui semblait qu'il eût alors en partie perdu son respect. Il s'était donc contraint à l'accompagner, malgré les frissons d'angoisse qu'il ressentait à la seule idée de pénétrer à nouveau dans un sous-bois. En définitive, gagné par l'enthousiasme de son hôte, il avait oublié ses craintes et s'était rendu compte qu'il prenait autant de plaisir à chasser qu'avant son aventure en forêt de Cuise. C'était là un autre talent du Plantagenêt : dans son entourage, en quelque circonstance que ce fût, il était impossible d'avoir peur. Sinon de lui, parfois.
La nuit venue, mettant le comble à l'amitié, ces deux hommes que tout aurait dû séparer allaient jusqu'à partager le même lit, un honneur que Philippe accordait rarement à d'autres qu'à sa femme.
La reine, en l'occurrence, ne s'offusquait pas d'être délaissée. Elle savait depuis beau temps que la raison d’État, froide et réfléchie, primait pour un souverain la raison d'amour, fût-elle
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