Le roi d'août
dans la mort par les trop chétifs nouveau-nés.
Philippe, refusant de croire à cette nouvelle, se précipita aussitôt au chevet de son épouse, mais force lui fut de se rendre à l'évidence. Pâle, encore échevelée, défigurée, celle qu'il en était venu à aimer après tant de vicissitudes l'avait bel et bien quitté à jamais. Elle n'avait pas vingt ans.
Il ne put que lui donner un dernier baiser, la pleurer de tout son cœur et la faire inhumer en grande pompe à Notre Dame de Paris en se reprochant amèrement de n'avoir pas été auprès d'elle à l'heure où elle avait eu besoin de lui : peut-être eût-il pu la sauver, peut-être non, mais il n'avait en tout cas pas le pouvoir de la ressusciter.
Ce remords devait le poursuivre de longues années.
Il n'eut cependant guère loisir de laisser libre cours à son chagrin ni à son dépit d'avoir perdu deux héritiers potentiels : toutes les dispositions étaient désormais prises, tous les motifs de retard éliminés ; il fallait partir.
Le jour de la saint Jean-Baptiste, ayant fait ses adieux à ses proches et à sa chère ville de Paris – déjà partiellement entourée, sur la rive droite de la Seine, par l'enceinte qu'il avait chargé les bourgeois d'ériger en prévision d'éventuels assauts venus du nord –, il se rendit à l'abbaye de Saint-Denis. Là, selon la coutume, l'abbé lui remit l'oriflamme brodée de croix d'or qui demeurait en temps de paix suspendue au-dessus du maître-autel. Lorsqu'il se fut prosterné et eut prié tout son saoul pour la réussite de l'entreprise, Philippe se releva le visage inondé de larmes afin d'aller prendre le bâton de pèlerin des mains de son oncle Guillaume aux Blanches Mains. Il pleurait d'émotion, bien sûr, transporté à l'idée d'accomplir enfin sa noble quête. Il pleurait, aussi, d'angoisse – non d'échouer à reconquérir le tombeau du Christ, car il croyait que la volonté divine y pourvoirait, mais d'abandonner sa terre à la haine ou à la convoitise de certains. Il pleurait, enfin et peut-être surtout, de douleur. Une dernière fois, il pleurait Isabelle, dont la pensée ne l'accompagnerait pas au-delà des mers, dont le désir ne le pousserait pas à revenir au plus vite. Dont l'amour inconditionnel, plus jamais, ne l'inspirerait ni ne le fortifierait.
Puis il sécha ses larmes. Suivi par plus de six cents chevaliers et plus de mille écuyers issus du seul domaine royal, il partit pour Vézelay.
Là, le jour de la fête de saint Martin le Bouillant, il rencontra la troupe de Richard Plantagenêt, elle aussi prête à accomplir la volonté divine. Sans attendre, les deux rois se mirent en route vers le sud, suivant la vallée du Rhône.
Ce que les siècles futurs nommeraient la Troisième Croisade avait commencé.
« Dieus est assis en son saint hiretage,
Or i parra con cil le secourront
Cui il jeta de la prison ombrage,
Quant il fu mors en la crois que Turc ont.
Sachiez cil sunt trop honi qui n'iront,
s'il n'ont poverté, u vieillece, u malage,
Et cil qui saun et jœne et riche sunt
ne pueent pas demorer sanz hontage. »
(Dieu est assiégé en son saint héritage. Voici l'heure où l'on
verra comment le secourront ceux qu'il a retirés de la prison ténébreuse,
quand il mourut sur cette croix que les Turcs ont prise.
Sachez que ceux qui ne partiront pas sont honnis, si pauvreté,
vieillesse ou maladie ne les retient ; et ceux qui sont sains, jeunes
et riches ne peuvent pas rester sans honte.)
Conon de Béthune
Deuxième partie
LA MÉTAMORPHOSE
« Jérusalem se plaint et li païs
U Dalmediex souffri mort bonement
Que deça mer a poi de ses amis
Ki de secors li facent mais nient. […]
Car ki pour Dieu prend le crois purement,
Il le renie au jor que il le rent,
Et com Judas faura a Paradis. »
(Jérusalem se plaint, et le pays où le Seigneur en sa bonté souffrit
la mort, se plaint que Dieu n'ait plus de ce côté de la mer que
peu de ses amis pour lui faire le moindre secours. […] Car celui
qui, d'un cœur pur, prend la croix pour Dieu, il le renie au jour
où il la rend, et, comme Judas, il perdra Paradis.)
Huon de Saint-Quentin
I
1
L'ennemi, ce n'était plus l'Anjou. L'Anjou s'étendait bien loin des murailles d'Acre, et son maître, alors quasi agonisant sous une tente, se posait en allié – de circonstance, contrariant, imprévisible, valant parfois deux adversaires, mais précieux par son courage et celui qu'il inspirait aux siens.
L'ennemi, ce
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