Le roi d'août
n'était pas la garnison de la ville postée sur les remparts, ni même Saladin, dont l'armée guettait le campement des Francs depuis les collines voisines, les tells. La pierre d'Orient, l'acier d'Orient n'étaient pas plus solides que ceux d'Occident. Le sang des Infidèles avait la même couleur que celui des Chrétiens et il coulait aussi aisément. De tout cela, on eût pu s'accommoder.
L'ennemi, le véritable ennemi, c'était la faim. La soif qu'on étanchait avec de l'eau corrompue. C'était le soleil. La chaleur. C'était la mort en personne, qu'on voyait gésir ici et là, et là encore, qu'on inhalait à chaque inspiration, qu'on logeait en soi des heures, des jours ou des semaines en priant qu'elle oublie de réclamer son dû. Non pas la mort prédatrice, portée par une flèche ou par le feu grégeois, mais la mort charognarde, la mort qui se nourrissait des morts, d'elle-même.
Philippe, à l'abri d'un mantelet si léger qu'il n'était pas muni de roues, rechargeait son arbalète. Courbé, le pied droit passé dans l'étrier fixé au bout de l'arme, afin de la maintenir dressée, il engagea la corde dans le crochet pendu à sa ceinture par une solide courroie puis, se redressant, l'amena jusqu'à l'encoche de la noix qui la conserva dès lors tendue. La manœuvre l'avait contraint à se découvrir de la tête et des épaules, aussi s'accroupit-il sans tarder : il avait trop vu d'archers ou d'arbalétriers abattus comme des rats pour avoir négligé cette précaution.
De fait, à peine se fut-il baissé, qu'une flèche passa juste au-dessus de lui pour aller se ficher dans le sol. Deux autres frappèrent le mantelet déjà criblé de traits. Un troisième impact, plus violent, s'accompagna d'un craquement de bois fendu, tandis qu'un carreau ayant trouvé la jonction de deux claies transperçait la mince barrière et, sa force enfin épuisée, y demeurait planté. Philippe, qui l'avait vu s'arrêter à un pouce de son visage, le brisa d'un coup de poing rageur, derrière le long fer à tête conique, avant de délester la trousse fixée sur sa hanche d'un de ses propres carreaux qu'il glissa dans l'encoche de son arbalète.
Jamais il ne comprendrait pourquoi le pape avait interdit aux Chrétiens l'emploi de cette arme contre d'autres Chrétiens. Certes, elle était meurtrière, malgré sa lenteur de maniement, mais le but de toute arme n'était-il pas de tuer ? Certes, elle frappait à distance, mais n'était-ce pas aussi le cas de l'arc ou de la fronde ? Et souffrait-on plus d'avoir la poitrine percée par un carreau que le crâne brisé par une masse, le col tranché par une épée ? Selon lui, si l'on acceptait de faire la guerre, c'était pour obtenir la victoire ; dès lors, tous les moyens étaient bons. En dépit de l'interdiction papale, d'ailleurs, le roi d'Angleterre et lui entretenaient des corps d'arbalétriers, même lorsqu'ils ne se battaient pas contre des Infidèles.
Avant de tirer, Philippe regarda brièvement autour de lui. Les troupes – dont il était l'unique commandant en chef depuis que Richard, trois jours plus tôt, s'était effondré, frappé par une épidémie décimant les Francs – donnaient l'assaut sans ménager leur peine.
Dissimulés comme lui derrière un mantelet, assemblage de planches ou de rondins emmanché d'une barre oblique qui le maintenait vertical et permettait de le déplacer aisément pour échapper aux pierres que projetaient les petites catapultes des remparts, plusieurs centaines de soldats décochaient des traits vers les défenseurs massés sur les créneaux, moins dans l'espoir de les atteindre que pour les empêcher d'arroser de leurs propres projectiles les engins de siège approchant de la muraille.
Philippe, dès son arrivée à Acre, près de deux mois auparavant, avait fait construire nombre de machines. Les premières achevées, de classiques pierrières fonctionnant grâce à un système de ressorts et de cordes bridées, projetaient jour et nuit de gros blocs de pierre sur les tours et les courtines de la ville. S'y étaient joints des mangonneaux et trébuchets à contrepoids, plus efficaces mais d'un emploi délicat, dont le maniement exigeait la présence d'un habile ingénieur, faute de quoi les rochers que renfermaient leurs frondes risquaient fort d'écraser leurs servants. Dans les premiers temps, Philippe lui-même en avait commandé la manœuvre, qu'il connaissait bien pour l'avoir maintes fois expérimentée durant sa
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