Le Roi de fer
menton large, la
peau grumeleuse, et il vivait avec magnificence sur l’immense fortune qu’il
s’était acquise. Il passait pour avoir la parole la plus habile du royaume et
possédait une intelligence politique qui dominait de très haut son époque.
Il ne lui fallut que quelques
minutes pour fournir un tableau complet de la situation ; il venait d’ouïr
plusieurs rapports, dont celui de son frère l’archevêque de Sens.
— Le grand-maître et le
précepteur de Normandie ont été remis, Sire, entre vos mains, par la commission
de l’Église, dit-il. Il vous est désormais loisible de disposer d’eux
totalement, sans en référer à personne, fût-ce au pape. N’est-ce pas ce que
nous pouvions espérer de mieux ?
Il s’interrompit ; la porte
venait de s’ouvrir sur Monseigneur de Valois, frère du roi et ex-empereur de
Constantinople, qui faisait une entrée en coup de vent. Ayant seulement
esquissé une inclinaison de tête en direction du souverain, et sans prendre la
peine de s’informer de ce qui avait été dit en son absence, le nouvel arrivant
s’écria :
— Qu’entends-je, Sire mon
frère ? Messire Le Portier de Marigny (il avait bien insisté sur Le
Portier) trouve que tout va pour le mieux ? Eh bien ! Mon frère, vos
conseillers se contentent de peu. Je me demande quel jour ils trouveront que
tout va mal !
De deux ans le cadet de Philippe le
Bel, mais paraissant l’aîné, et aussi agité que son frère était calme, Charles
de Valois, le nez gras, les joues couperosées par la vie des camps et les excès
de table, poussait devant lui une arrogante panse, et s’habillait avec une
somptuosité orientale qui, sur tout autre, eût paru ridicule. Il avait été
beau.
Né au plus près du trône de France,
et ne se consolant pas de ne pas l’occuper, ce prince brouillon s’était employé
à courir l’univers pour trouver un autre trône où s’asseoir. Il avait, dans son
adolescence, reçu, mais sans pouvoir la garder, la couronne d’Aragon. Puis il
avait tenté de reconstituer à son profit le royaume d’Arles. Puis il s’était
porté candidat à l’empire d’Allemagne, mais avait échoué assez piteusement à
l’élection. Veuf d’une princesse d’Anjou-Sicile, il était, par son remariage
avec Catherine de Courtenay, héritière de l’Empire latin d’Orient, devenu
empereur de Constantinople, mais empereur titulaire seulement, car un véritable
souverain, Andronic II Paléologue, régnait alors à Byzance. Or même ce
sceptre illusoire, par suite d’un second veuvage, venait de lui échapper
l’année précédente pour passer à l’un de ses gendres, le prince de Tarente.
Ses meilleurs titres de gloire
étaient sa campagne éclair de Guyenne en 1297, et sa campagne de Toscane en
1301, où, soutenant les Guelfes contre les Gibelins, il avait ravagé Florence
et exilé le poète Dante. Ce pourquoi le pape Boniface VIII l’avait fait
comte de Romagne.
Valois menait train royal, avait sa
cour et son chancelier. Il détestait Enguerrand de Marigny pour vingt raisons,
pour l’extraction roturière de celui-ci, pour sa dignité de coadjuteur, pour sa
statue dressée parmi celles des rois dans la Galerie mercière, pour sa
politique hostile aux grands féodaux, pour tout. Valois ne parvenait pas à
admettre, lui petit-fils de Saint Louis, que le royaume fût gouverné par un
homme sorti du commun.
Ce jour-là il était vêtu de bleu et
d’or, depuis le chaperon jusqu’aux souliers.
— Quatre vieillards à demi
morts, reprit-il, dont on nous avait assuré que le sort était réglé… de quelle
façon, hélas !… tiennent en échec l’autorité royale, et tout est pour le
mieux. Le peuple crache sur le tribunal… quel tribunal ! Recruté pour le
besoin, convenons-en ; mais enfin, c’est une assemblée d’Église… et tout est
pour le mieux. La foule hurle à la mort, mais contre qui ? Contre les
prélats, contre le prévôt, contre les archers, contre vous, mon frère !…
et tout va pour le mieux. Eh bien ! Soit, réjouissons-nous ; tout est
au mieux.
Il éleva les mains, qu’il avait
belles et toutes chargées de bagues, et puis s’assit, non point à la place qui
lui avait été réservée, mais sur le premier siège à sa portée, au bas bout de
la table, comme pour bien affirmer, par cet exil, son désaccord.
Enguerrand de Marigny était resté
debout, un pli d’ironie cernant son large menton.
— Monseigneur de Valois
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