Le Roi de fer
doit
être mal renseigné, dit-il calmement. Sur les quatre vieillards dont il parle,
deux seulement ont protesté contre la sentence qui les condamnait. Quant au
peuple, tous les rapports m’assurent qu’il est fort partagé d’opinion.
— Partagé ! s’écria
Charles de Valois. Mais c’est scandale déjà qu’il puisse être partagé !
Qui demande au peuple son opinion ? Vous, messire de Marigny, et l’on
comprend pourquoi. Voilà tout le résultat de votre belle invention d’avoir
assemblé les bourgeois, les vilains et autres manants pour leur faire approuver
les décisions du roi. À présent le peuple s’arroge le droit de juger.
En toute époque et tout pays, il y
eut toujours deux partis : celui de la réaction et celui du progrès. Deux
tendances s’affrontaient au Conseil du roi. Charles de Valois, se considérant
comme le chef naturel des grands barons, incarnait la réaction féodale. Son
évangile politique tenait à quelques principes qu’il défendait avec
acharnement : droit de guerre privée entre les seigneurs, droit, pour les
grands feudataires, de battre monnaie sur leurs territoires, maintien de
l’ordre moral et légal de la chevalerie, soumission au Saint-Siège considéré
comme suprême puissance arbitrale. Toutes institutions ou coutumes héritées des
siècles passés, mais que Philippe le Bel, inspiré par Marigny, avait abolies,
ou qu’il travaillait à abolir.
Enguerrand de Marigny représentait
le progrès. Ses grandes idées étaient la décentralisation du pouvoir et de
l’administration, l’unification des monnaies, l’indépendance du gouvernement
vis-à-vis de l’Église, la paix extérieure par la fortification des villes clefs
et l’établissement de garnisons permanentes, la paix intérieure par un
renforcement général de l’autorité royale, l’augmentation de la production par
la sécurité des échanges et du trafic marchand. On appelait les dispositions
prises ou promues par lui les « novelletés ». Mais ces médailles
avaient leur revers. La police, qui proliférait, coûtait cher à nourrir, et les
forteresses cher à construire.
Battu en brèche par le parti féodal,
Enguerrand s’était efforcé de donner au roi l’appui d’une classe qui, en se
développant, prenait conscience de son importance : la bourgeoisie. Il
avait en plusieurs occasions difficiles, et particulièrement à propos de
conflits avec le Saint-Siège, convoqué au palais de la Cité les bourgeois de
Paris en même temps que les barons et les prélats. Il avait fait de même dans
les villes de province. L’Angleterre, où depuis un demi-siècle déjà
fonctionnait régulièrement une Chambre des Communes, lui servait d’exemple.
Il n’était pas encore question, pour
les assemblées françaises, de discuter les décisions royales, mais seulement
d’en entendre les raisons et de les approuver [11] .
Valois, tout brouillon qu’il fût,
était le contraire d’un sot. Il ne manquait pas une occasion de tenter de
discréditer Marigny. Leur opposition, sourde pendant longtemps, s’était muée,
dans les mois récents, en lutte ouverte.
— Si les hauts barons, dont
vous êtes le plus haut, Monseigneur, dit Marigny, s’étaient soumis de meilleur
gré aux ordonnances royales, nous n’aurions pas eu besoin de nous appuyer sur
le peuple.
— Bel appui en vérité !
cria Valois. Les émeutes de 1306, où le roi et vous-même avez dû, contre Paris
soulevé, vous réfugier au Temple… oui, je vous le rappelle, au Temple !…
ne vous ont guère servi de leçon. Je vous prédis qu’avant qu’il soit longtemps,
si l’on continue de ce train, les bourgeois se passeront de roi pour gouverner,
et ce seront vos assemblées qui feront les ordonnances.
Le roi se taisait, le menton dans la
main, et les yeux grands ouverts fixés droit devant lui. Il ne battait que très
rarement des paupières ; ses cils restaient en place, immuablement,
pendant de longues minutes ; et c’était cela qui donnait à son regard
l’étrange fixité dont tant de gens s’effrayaient.
Marigny se tourna vers lui, comme
s’il lui demandait d’user de son autorité pour arrêter une discussion qui
s’égarait.
Philippe le Bel souleva légèrement
la tête et dit :
— Mon frère, ce ne sont point
des assemblées, mais des Templiers que, ce jour, nous nous occupons.
— Soit, dit Valois en tapotant
la table. Occupons-nous des Templiers.
— Nogaret ! murmura le
roi.
Le
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