Le Roi de l'hiver
quelques-uns des fugitifs à l’ouest, vers la Brocéliande, ou au
nord, vers la Bretagne, mais il n’y avait jamais assez de bateaux, et lorsque
les armées franques firent leur apparition sur la côte, en face d’Ynys Trebes,
Ban ordonna que les dernières embarcations restassent ancrées dans le petit
port malcommode de la cité. Il songeait au ravitaillement de la garnison le
jour où le siège commencerait, mais les capitaines sont une race obstinée, et lorsque
l’ordre leur parvint de rester, beaucoup préférèrent larguer les amarres et
partir vers le nord sans autre cargaison. Seule resta une poignée de bateaux.
Lancelot fut
nommé commandant de la cité, et les femmes l’acclamèrent lorsqu’il descendit la
rue circulaire de la cité. Tout irait bien maintenant, croyaient les citoyens,
car le plus grand des soldats était aux commandes. Il reçut cette adulation de
bonne grâce et se répandit en discours, promettant à Ynys Trebes d’ériger une
nouvelle levée avec les crânes des Francs morts. Le prince avait certainement
l’allure d’un héros avec son armure d’écailles, dont chaque plaque de métal
était émaillée d’un blanc si éblouissant que son accoutrement étincelait sous
le soleil de ce début de printemps. Lancelot prétendait que cette armure avait
appartenu à Agamemnon, un héros de l’Antiquité, mais Galahad me certifia que
c’était un travail de Romains. Lancelot portait aussi des bottes de cuir rouge,
un manteau bleu foncé et à la hanche, suspendue au ceinturon brodé offert par
Arthur, son épée, Tanlladwyr, « qui tue comme l’éclair ». Les ailes
déployées d’un pygargue couronnaient son casque noir. « Ainsi peut-il s’en
aller à tire-d’aile », observa avec aigreur notre peu démonstratif
Irlandais.
Lancelot
réunit un conseil de guerre dans la chambre haute et venteuse jouxtant la
bibliothèque de Ban. La marée était basse et la mer s’était retirée des rives
ensablées de la baie où des groupes de Francs tâchaient de trouver une voie
d’accès sans risque à la cité. Galahad avait planté des faux joncs à travers la
baie, pour essayer d’entraîner l’ennemi dans les sables mouvants ou vers la
terre ferme, où ils seraient les premiers emportés lorsque la marée tournerait
et mettrait la baie en effervescence. Tournant le dos à l’ennemi, Lancelot nous
exposa sa stratégie. Son père avait pris place à côté de lui, sa mère de
l’autre, et tous deux s’inclinèrent devant la sagesse de leur fils.
La défense
d’Ynys Trebes était simple, annonça Lancelot. La seule chose à faire, c’était
de tenir les murs de l’île. Et rien d’autre. Les Francs n’avaient guère de
bateaux, ils n’avaient pas d’ailes, il leur fallait donc gagner Ynys Trebes à
pied, et c’est un trajet qu’ils ne pourraient faire qu’à marée basse, et encore
leur fallait-il d’abord trouver une route sûre à travers les sables. Une fois
arrivés à la cité, ils seraient fatigués et bien incapables d’escalader les
murs de pierre. « Tenez les murs, déclara Lancelot, et nous sommes en
sécurité. Des bateaux peuvent nous ravitailler. Il n’y a aucune raison pour
qu’Ynys Trebes tombe un jour !
— Vrai,
vrai ! s’exclama le roi Ban, ragaillardi par l’enthousiasme de son fils.
— Combien
de vivres avons-nous ? » grommela Culhwch. Lancelot lui lança un
regard apitoyé. « La mer regorge de poissons. Ce sont ces choses
brillantes avec des nageoires et des queues, Seigneur Culhwch, et ça se mange.
— Je ne
savais pas, répondit-il impassible. J’étais trop occupé à tuer des
Francs ! »
Une discrète
vague d’hilarité parcourut les rangs des guerriers convoqués au conseil. Une
douzaine d’hommes, comme nous, s’étaient battus sur la terre ferme, mais les
autres étaient des intimes du prince Lancelot, récemment promus au rang de
capitaines du siège. Bors, le cousin de Lancelot, était le champion de Benoïc
et commandait la garde du palais. Lui, au moins, avait vu la bataille et y
avait gagné une réputation de guerrier, bien qu’il eût l’air maintenant amoché,
vautré de tout son long dans un uniforme romain, avec ses cheveux noirs huilés
et plaqués sur son crâne, comme ceux de son cousin Lancelot.
« Combien
de lances avons-nous ? » demandai-je.
Jusque alors,
Lancelot m’avait ignoré. Il n’avait pas oublié notre rencontre deux ans plus
tôt, je le savais, mais ma question ne
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