Le Roi de l'hiver
rares bateaux continuaient à pêcher et
d’autres apportaient du grain de Brocéliande, mais les Francs lancèrent leurs
bateaux depuis la côte et, après qu’ils eurent capturé deux bateaux de pêche à
nous et étripé leurs équipages, nos capitaines renoncèrent à sortir en mer. Se
pavanant avec leurs lances, les poètes de la colline vivaient sur les riches
magasins du palais, mais nous autres, les guerriers, nous arrachions les
bernacles des rochers, avalions des moules ou des solens ou faisions cuire en
ragoût les rats que nous attrapions dans nos entrepôts encore pleins de peaux,
de sel et de barils de clous. Nous ne mourrions pas de faim. Nous avions placé
des pièges à poisson en saule à la base des rochers et, le plus souvent, ils nous
donnaient quelques petits poissons même si les Francs profitaient de la marée
basse pour envoyer des hommes détruire nos pièges.
À marée haute,
les bateaux francs faisaient le tour de l’île pour retirer les pièges à
poissons placés plus loin de nos côtes. La baie était assez peu profonde pour
que l’ennemi les repérât et les brisât avec ses lances. L’un de ces canots
s’échoua alors qu’il regagnait la terre ferme et se retrouva bloqué à quelques
centaines de mètres de la cité lorsque la marée baissa. Culhwch ordonna une
sortie, et nous fûmes une trentaine à descendre par les filets de pêche
suspendus aux murs de la ville. Les douze hommes d’équipage s’enfuirent en nous
voyant approcher et, à l’intérieur de l’embarcation abandonnée, nous
découvrîmes une barrique de poisson salé et deux miches de pain sec que nous
rapportâmes en triomphe. À marée montante, nous rapportâmes le bateau vers la
cité et l’attachâmes en sécurité à nos remparts. Lancelot s’aperçut de notre
désobéissance mais n’adressa aucune réprimande ; en revanche, nous reçûmes
un message de la reine : elle exigeait de savoir quelles provisions nous
étions allés chercher. Nous fîmes monter un peu de poisson séché et nul doute
que le cadeau fut reçu comme une insulte. Lancelot nous accusa alors d’avoir
pris le bateau afin de pouvoir déserter d’Ynys Trebes et nous ordonna de
conduire l’embarcation dans le petit port de l’île. Pour toute réponse, je
grimpai au palais et le sommai de défendre à l’épée son accusation de
couardise. Je lançai mon défi à haute voix dans la cour, mais le prince et ses
poètes restèrent à l’abri de leurs portes verrouillées. Je crachai sur le seuil
et me retirai.
Plus la
situation était désespérée, plus Galahad était heureux. Son bonheur tenait en
partie à la présence de Leanor, la harpiste qui m’avait accueilli deux ans plus
tôt, la fille pour laquelle il m’avait confessé son désir, celle-là même que
Lancelot avait violée. Galahad et elle vivaient dans un coin de l’entrepôt.
Nous avions tous des femmes. Un je ne sais quoi, dans notre situation
désespérée, érodait notre comportement ordinaire, si bien que nous mordions la
vie à pleines dents dans l’attente de notre mort annoncée. Les femmes montaient
la garde avec nous et balançaient des cailloux quand les Francs essayaient de
démanteler nos fragiles pièges à poisson. Nous étions depuis longtemps à court
de lances, exception faite de celles que nous avions nous-mêmes apportées en
Benoïc et que nous gardions pour le dernier assaut. Notre poignée d’archers
n’avaient point de missiles, hormis ceux que les Francs tiraient sur la cité,
et leurs munitions s’accrurent lorsque la digue de l’ennemi fut à une petite
portée d’arc de la porte de la ville. Les Francs dressèrent à l’extrémité de la
levée une palissade à l’abri de laquelle leurs archers tiraient une pluie de
flèches sur les défenseurs de la cité. Mais ils ne firent aucun effort pour
prolonger la digue jusqu’à la ville, car le seul but de leur voie était de leur
assurer un passage à sec d’où ils pourraient lancer leur offensive. Nous savions
qu’elle était pour bientôt.
Ce fut en
début d’été, lorsqu’ils eurent terminé la digue. La pleine lune provoquait
d’immenses marées. Le plus clair du temps, leur construction était sous les
eaux, mais à marée basse les sables s’étendaient jusqu’à Ynys Trebes, et les
Francs, qui jour après jour découvraient les secrets de nos sables mouvants,
s’alignèrent au grand complet contre nous. Leurs tambours battaient sans
relâche et nos oreilles
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