Le Roman d'Alexandre le Grand
puissance de la Macédoine.
— Pourquoi m’as-tu amené
ici ? », demanda Alexandre, profondément troublé.
Tandis qu’il parlait, l’un des
porteurs s’effondra sur le sol devant les sabots de son cheval. Un surveillant
s’assura qu’il fût bien mort, puis adressa un signe à deux autres malheureux,
qui posèrent leurs hottes, soulevèrent le cadavre par les pieds et
l’emportèrent.
« Pourquoi m’as-tu amené
ici ? », répéta Alexandre. Et Philippe s’aperçut que le ciel de plomb
se reflétait dans son regard assombri.
« Tu n’as pas encore vu le
pire, répondit-il. As-tu le courage de descendre sous terre ?
— Je n’ai peur de rien, affirma
le garçon.
— Alors suis-moi. »
Le roi mit pied à terre et avança
vers l’entrée d’une galerie. Le surveillant, qui s’était précipité pour saisir
son étrivière s’immobilisa d’un air abasourdi en reconnaissant sur sa poitrine
l’étoile d’or des Argéades.
Philippe se contenta d’un petit
signe et l’homme revint sur ses pas ; il alluma une lanterne afin de conduire
le roi et son fils dans le sous-sol.
Dès qu’il eut pénétré dans la
galerie sur les pas de son père, Alexandre se sentit suffoquer tant la puanteur
d’urine, de sueur et d’excréments humains était insupportable. Il fallait
suivre des méandres, le dos courbé par endroits, le long d’un étroit boyau où
ne cessaient de résonner coups de marteau, halètements diffus, quintes de toux,
râles d’agonie.
De temps à autre, le surveillant
s’arrêtait auprès d’un groupe d’hommes qui s’efforçaient d’extraire le minerai
à la pioche, ou à l’entrée d’un puits, au fond duquel la lueur hésitante d’une
lanterne éclairait un dos osseux, des bras squelettiques.
Parfois, en entendant le bruit des
pas ou des voix qui s’approchaient, les mineurs levaient la tête et Alexandre
découvrait des masques défigurés par la fatigue, par les maladies et par
l’horreur de vivre.
Plus loin, ils virent un cadavre.
« De nombreux ouvriers se suicident, expliqua le surveillant. Ils se
jettent sur leur pioche ou se frappent à l’aide de leur burin. »
Philippe se tourna vers
Alexandre : l’enfant était muet, apparemment impassible, mais l’ombre de
la mort voilait son regard.
Ils sortirent par une ouverture
étroite de l’autre côté de la montagne. Leurs chevaux et leur escorte les y
attendaient.
Alexandre fixa son père du regard.
« Quelle faute ont-ils commise ? », demanda-t-il. Son visage
était aussi pâle que la cire. « Aucune, répondit le roi. Sinon celle
d’être nés. »
7
Ils remontèrent en selle et descendirent au pas, sous la pluie qui se
remettait à tomber. Alexandre chevauchait en silence aux côtés de son père.
« Je voulais que tu saches que
tout a un prix. Et je voulais que tu saches aussi quel genre de prix. Notre
grandeur, nos conquêtes, nos palais et nos vêtements… tout se paie.
— Mais pourquoi eux ?
— Il n’y a pas de pourquoi. Le
monde est gouverné par le destin. Quand ces gens naquirent, il fut établi
qu’ils mourraient ainsi, de même qu’il a été prévu pour nous, à notre
naissance, un destin qui demeure caché jusqu’à notre dernier instant.
« De tous les êtres vivants,
seul l’homme peut s’élever au point de toucher, ou presque, le séjour des
dieux, ou s’abaisser au rang des brutes, ou pis encore. Tu as déjà vu le séjour
des dieux, car tu as vécu dans la maison d’un roi. J’ai cru bon de te montrer aussi
ce que le hasard peut réserver à un être humain. Il y a parmi ces misérables
des hommes qui furent peut-être des chefs ou des nobles, et que le destin a
précipités dans la misère.
— Mais si tel est le destin qui
peut échoir à chacun de nous, pourquoi ne pas être clément tant que la fortune
nous est amie ?
— C’est ce que je voulais
t’entendre dire. Tu devras être clément chaque fois que cela te sera possible,
mais rappelle-toi qu’on ne peut rien faire pour changer la nature des
choses. »
C’est alors qu’Alexandre aperçut une
fillette un peu plus jeune que lui, qui gravissait le sentier en portant deux
lourds paniers remplis de fèves et de pois chiches, sans doute destinés au
repas des surveillants.
Il descendit de cheval et se dressa
devant elle. Elle était maigre, avait les pieds nus, les cheveux sales et de
grands yeux noirs pleins de tristesse.
« Comment
t’appelles-tu ? », lui
Weitere Kostenlose Bücher