Le Roman d'Alexandre le Grand
la tradition transmettait à toute femme et épouse, et quand
elle y retournait, il lui semblait refermer derrière elle une lourde porte qui
balayait tout souvenir et toute sensation.
Alors, dans le calme de ses
appartements, elle parlait de ces cultes à Alexandre en lui racontant ce que
pouvait saisir une oreille enfantine, elle lui relatait les aventures et les
pérégrinations du dieu Dionysos, qui, en compagnie de son cortège de satyres et
de silènes aux couronnes de pampres, avait gagné la terre des tigres et des
panthères : l’Inde.
La formation d’Alexandre était
certes influencée par sa mère, mais plus encore par la vaste instruction qu’on
lui délivrait sur l’ordre et par la volonté de son père.
Philippe avait chargé Léonidas,
responsable officiel de l’éducation de l’enfant, d’organiser ses études sans
rien laisser au hasard. Ainsi, plus Alexandre progressait, plus les
professeurs, les entraîneurs et les précepteurs affluaient à la cour.
Dès qu’il fut en mesure de les
apprécier, Léonidas commença de lui lire les poèmes d’Homère, en particulier
l’Iliade, qui illustrait les seuls codes d’honneur et de comportement pouvant
convenir à un prince royal de la maison des Argéades. C’est ainsi que le vieux
maître s’attira non seulement l’attention d’Alexandre, mais aussi son affection
et celle de ses camarades. Toutefois, la comptine qui annonçait son arrivée
dans la classe continua de résonner dans les couloirs du palais royal :
Ek kori kori korone !
Ek kori kori korone !
« La voilà qui arrive, la voilà
la corneille ! » Héphestion aussi écoutait avec Alexandre les vers
d’Homère, et les deux enfants, fascinés, imaginaient ces aventures
extraordinaires, l’histoire du gigantesque conflit auquel avaient participé les
hommes les plus forts du monde, les femmes les plus belles, et les dieux
eux-mêmes, alliés à un camp ou à l’autre.
À présent, Alexandre comprenait
parfaitement qui il était, il appréhendait l’univers qui l’entourait et le
destin auquel on le préparait.
On lui proposait divers
modèles : l’héroïsme, la résistance à la douleur, l’honneur et le respect
de la parole donnée, le sacrifice jusqu’au don de sa propre vie. Et il s’y
conformait jour après jour, non par empressement de disciple, mais par
inclination naturelle.
Plus il grandissait, plus sa nature
se révélait : un mélange de l’agressivité guerrière de Philippe, de la
colère royale qui éclatait aussi brusquement que la foudre, et du charme
d’Olympias, de sa curiosité pour l’inconnu, de sa soif de mystère.
Il nourrissait pour sa mère un amour
profond, un attachement presque malsain, et pour son père une admiration
infinie qui se muait toutefois, au fil du temps, en volonté de compétition, en
un désir toujours plus fort d’émulation.
Désormais, les fréquentes nouvelles
des succès de Philippe ne semblaient plus le réjouir, mais plutôt le chagriner.
Il commençait à se dire que si son père étendait sa domination sur le monde entier,
il ne lui resterait plus aucun endroit où exercer sa valeur et son courage.
Il était encore trop jeune pour
mesurer la grandeur du monde.
Quand il pénétrait dans la classe de
Léonidas avec ses camarades pour les leçons, il lui arrivait d’entrevoir un
garçon à l’aspect mélancolique, de treize ou quatorze ans, qui s’éloignait
rapidement.
« Qui est-ce ?
demanda-t-il un jour à son maître.
— Cela ne te regarde
pas », répondit Léonidas, qui changea aussitôt de sujet de conversation.
6
Depuis son arrivée au pouvoir, Philippe nourrissait une grande
aspiration : introduire la Macédoine dans le monde grec. Mais il savait
fort bien que pour atteindre un tel objectif, il devrait s’imposer par la
force. C’est pourquoi il avait consacré toute son énergie à arracher son pays à
sa condition d’État tribal de bergers et d’éleveurs, pour le transformer en une
puissance moderne. Il avait développé l’agriculture dans les plaines, grâce à
des ouvriers issus des îles et des villes grecques de l’Asie Mineure, qu’il
avait appelés dans ce but. De même, il avait intensifié les activités minières
sur le mont Pangée, parvenant à tirer de ses mines jusqu’à mille talents d’or
et d’argent par an. Il avait établi son autorité sur les chefs tribaux et se
les était attachés au terme de luttes farouches, ou au moyen
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