Le Roman d'Alexandre le Grand
Grand Roi les garde en otages parce qu’il n’a pas
confiance en Memnon.
— Est-ce vrai, selon toi ?
demanda Alexandre.
— Dois-je vraiment te dire le
fond de mes pensées ?
— Question superflue, commenta
Eumène.
— Exact. Eh bien, je ne crois
pas. À mon avis, le roi Darius se fie aveuglément à Memnon, parce que c’est un
chef mercenaire. Memnon n’a jamais signé de contrat, mais il n’a jamais manqué
à sa parole non plus. C’est un homme de fer.
— Je le sais, dit Alexandre.
— Il y a autre chose dont tu
devrais tenir compte.
— Quoi ?
— Memnon domine la mer.
— Pour le moment.
— Oui. Comme tu le sais, le blé
qui alimente Athènes provient du Pont. Si Memnon bloquait le trafic commercial,
la ville serait affamée. Il pourrait ainsi l’obliger à se ranger dans son camp
avec sa flotte. Les deux flottes formeraient la plus puissante armée navale de
tous les temps. »
Alexandre baissa la tête. « Je
le sais.
— Et cela ne t’inquiète
pas ?
— Je ne m’inquiète jamais de ce
qui ne s’est pas encore produit. »
Eumolpos hésita un moment avant de
reprendre : « Cela ne fait aucun doute, tu es bien le fils de ton
père. Quoi qu’il en soit, il semble que le Grand Roi ait décidé de patienter et
de laisser la plus grande liberté d’action possible au commandant Memnon. C’est
à lui que le véritable duel t’oppose. Mais Memnon devait succomber, le Grand
Roi descendrait sur le champ de bataille. Et avec lui, l’Asie entière. »
Il prononça ces mots sur un ton
solennel qui surprit ses interlocuteurs.
« Je te remercie, dit
Alexandre. Mon secrétaire général s’emploiera à récompenser tes
services. »
La bouche d’Eumolpos se tordit en un
sourire mi-figue mi-raisin. « À ce propos, sire, je voudrais te demander
une modeste augmentation par rapport à ce que ton père me payait – puisse sa
gloire vivre éternellement. Etant donné les circonstances, mon travail se fait
de plus en plus difficile et de plus en plus dangereux, et l’idée de finir
empalé tourmente mon sommeil, jadis beaucoup plus serein. »
Alexandre acquiesça avant d’échanger
un coup d’œil complice avec Eumène.
« Je m’en occupe », dit le
secrétaire général en accompagnant Eumolpos jusqu’à la porte.
L’homme lança un regard inconsolable
à ce qui restait de son bonnet de fourrure, si confortable, puis il salua le
roi avec une courbette et sortit.
Alexandre le regarda s’éloigner le
long du couloir. Il l’entendit suivre le fil de sa pensée : « Si je
dois me faire empaler, je préfère que ce soit par la verge d’un beau jeune
homme que par les perches aiguisées de ces barbares. » Eumène
répliquait : « Ici, tu n’as que l’embarras du choix, nous en avons
vingt-cinq mille… »
Le roi secoua la tête et referma la
porte.
Le lendemain, voyant que les
nouvelles de Parménion tardaient encore, il décida de se mettre en route pour
affronter le passage dangereux, sur la côte, qu’Héphestion avait décrit avec
une terrible efficacité.
Il envoya les Agrianes planter des
clous et installer des câbles auxquels ses soldats pourraient se tenir, mais
cet équipement compliqué se révéla inutile. Le temps changea brusquement ;
le vent d’ouest, humide et orageux, tomba, laissant la place à une mer d’huile.
Héphestion, qui avait accompagné les
Agrianes et les Thraces, rebroussa donc chemin pour apprendre à Alexandre que
le soleil séchait le passage et que tout danger était désormais écarté.
« On dirait que les dieux ont
décidé de t’aider.
— C’est ce qu’il me semble,
répliqua Alexandre. Prenons-le comme un signe de bon augure. »
Ptolémée, qui chevauchait derrière
lui à la tête de la garde du roi, se tourna vers Perdiccas. « Je peux déjà
imaginer ce qu’écrira Callisthène.
— Je n’avais jamais considéré
le problème du point de vue des chroniqueurs.
— Il écrira que la mer s’est
retirée devant Alexandre, reconnaissant sa royauté et son pouvoir quasi divin.
— Et toi ?
Qu’écriras-tu ? »
Ptolémée secoua la tête.
« Laissons cela. Marchons, plutôt. La route est encore longue. »
Une fois le passage franchi,
Alexandre conduisit son armée vers l’intérieur en empruntant des sentiers de
plus en plus raides, jusqu’aux sommets enneigés de ces escarpements. Les
villages étaient généralement épargnés, sauf ceux dont les habitants montraient
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