Le Roman d'Alexandre le Grand
Barsine
le déshabilla, le lava et le vêtit d’habits propres. Elle lui parfuma les
cheveux, que les serviteurs avaient coupés, lui appliqua un onguent
rafraîchissant sur le front, puis elle le coucha et s’assit à ses côtés en lui
tenant la main.
Il était tard à présent, et le
maître de maison vint inviter la belle dame à dîner avec les hommes qui
l’avaient accompagnée, mais Barsine déclina gentiment cette invitation.
« J’ai chevauché nuit et jour
pour pouvoir le rejoindre et je ne le quitterai pas un instant tant qu’il sera
vivant. »
L’homme sortit en refermant la porte
derrière lui, et Barsine retourna auprès de son mari, dont elle caressait et
mouillait les lèvres de temps à autre. Il était plus de minuit quand, vaincue
par l’épuisement, elle s’assoupit sur la chaise.
Soudain, elle eut l’impression, dans
son demi-sommeil, d’entendre la voix de son époux. Elle crut qu’il s’agissait
d’un rêve, mais la voix répétait son nom avec insistance : « Bar…
sine… » Elle sursauta et ouvrit les paupières : Memnon s’était
arraché à sa torpeur, il fixait sur elle ses grands yeux fiévreux.
« Mon amour »,
murmura-t-elle en tendant la main pour lui caresser le visage.
Memnon la regardait, comme
halluciné, il semblait vouloir lui dire quelque chose.
« Que veux-tu ? Parle, je
t’en prie. »
Ses membres avaient retrouvé un peu
de vitalité et son visage avait reconquis la beauté virile de jadis. Barsine
approcha son oreille de sa bouche, pour ne pas perdre un mot de ce qu’il
disait.
« Je veux…
— Que veux-tu, mon amour ?
Tout ce que tu veux… tout ce que tu veux, mon adoré.
— Je veux te voir. »
Alors Barsine se souvint de la
dernière nuit qu’ils avaient passée ensemble et comprit. Elle se leva d’un
geste décidé, recula de façon à être éclairée le mieux possible par les deux
lampes qui pendaient du plafond, et commença à se déshabiller. Elle se libéra
de son corset, dénoua les lacets qui retenaient son pantalon scythe, et
abandonna par la même occasion toute pudeur. Elle se redressa, nue et fière,
devant lui.
Elle vit que ses yeux s’embuaient,
que deux grosses larmes coulaient sur ses joues décharnées, et elle devina
qu’elle avait exaucé son souhait. Elle sentit que son regard caressait
lentement, doucement, son visage et son corps, elle sentit qu’il faisait ainsi
l’amour avec elle pour la dernière fois.
Memnon dit, dans un filet de
voix : « Mes garçons… »
Il chercha une nouvelle fois son
regard pour lui transmettre ce qui restait de sa vie et de sa passion pour
elle, puis il reposa la tête contre l’oreiller et s’éteignit.
Barsine enfila un manteau et se
laissa tomber sur son corps inerte en sanglotant, le couvrant de baisers et de
caresses. Il n’y avait pas d’autre bruit dans la maison que celui de ses pleurs
désespérés, et les mercenaires grecs qui veillaient à l’extérieur, autour du
feu, comprirent. Ils se levèrent et, en silence, rendirent les honneurs au
commandant Memnon de Rhodes, à qui un destin odieux avait interdit de mourir en
soldat, l’épée au poing.
Ils attendirent l’aube pour monter
dans la chambre et prendre le corps de leur chef.
« Nous le placerons sur le
bûcher selon nos usages », dit le plus âgé d’entre eux, celui qui venait
de Tégée.
« Abandonner un corps aux
chiens et aux charognards est insupportable pour nous. Cela prouve combien nous
sommes différents. » Barsine comprit. Elle comprit qu’elle devait
s’effacer en cette heure suprême et permettre à Memnon de retourner parmi ses
gens, de recevoir les honneurs funèbres du rite grec.
Ils élevèrent un bûcher au milieu
d’une prairie blanchie par le givre et y déposèrent le corps de leur
commandant, revêtu de son armure et coiffé de son casque, sur lequel se
détachait la rose en argent de Rhodes.
Et ils y mirent le feu.
Le vent qui balayait le haut plateau
alimenta les flammes qui crépitèrent en dévorant rapidement la dépouille
mortelle du grand guerrier. Brandissant leurs lances, les soldats alignés
lancèrent dix fois son nom dans le ciel froid et noir qui recouvrait cette
lande, aussi déserte qu’un linceul. Quand le dernier écho de leurs cris se fut
éteint, ils se rendirent compte qu’ils étaient désormais seuls au monde, sans
père ni mère, sans frère ni maison, sans patrie.
« J’ai juré de le suivre
partout, dit alors le plus âgé
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