Le Roman d'Alexandre le Grand
conscience, il vit
que l’aurige immobilisait son char devant l’armée rangée. Derrière, au bout de
deux courroies, se trouvait un cadavre réduit à l’état de bouillie sanglante.
On lui expliqua qu’il s’agissait des restes de Batis, l’héroïque défenseur de
Gaza, qu’on avait capturé et conduit devant lui.
Ses yeux se remplirent d’horreur et
il s’enfuit au loin, vers la mer, où la douleur se réveilla, déchirant avec
plus de cruauté que jamais ses membres torturés. Il regagna sa tente au cœur de
la nuit, en proie à la honte et au remords.
Barsine l’entendit pousser des
gémissements d’une douleur si profonde et si désespérée qu’elle ne put
s’empêcher de le rejoindre. À son arrivée, Philippe sortit en faisant signe à
Leptine de s’éloigner.
Barsine s’assit sur le lit, caressa
son front ruisselant de sueur et mouilla ses lèvres avec de l’eau fraîche.
Quand, en proie au délire, il l’enlaça et la serra contre lui, elle n’osa pas
le repousser.
57
Philippe se lava les mains et entreprit de changer les pansements et
les bandages qui recouvraient les blessures d’Alexandre. Cinq jours s’étaient
écoulés depuis le massacre de Batis, et le roi était encore bouleversé par son
geste.
« Je pense que tu as agi sous
l’effet du médicament que je t’ai administré. Il a peut-être supprimé la
douleur mais il a déchaîné en toi d’autres forces, que tu n’es pas parvenu à
maîtriser. Je ne pouvais pas le prévoir… personne n’aurait pu.
— Je me suis acharné sur un
homme qui n’était pas en mesure de se défendre, un homme qui méritait le
respect pour son courage et sa fidélité. Je serai jugé pour mon acte… »
Eumène, qui était assis, tout comme
Ptolémée, sur un tabouret de l’autre côté du lit, se leva et s’approcha.
« Tu ne peux être jugé comme un homme quelconque, dit-il. Tu as franchi toutes
les limites, tu as été sauvagement blessé, tu as supporté une souffrance à
laquelle personne n’aurait résisté, tu as gagné des batailles que personne
n’aurait jamais osé engager.
— Tu n’es pas un homme comme
les autres, continua Ptolémée. Tu es de la race d’Héraclès et d’Achille.
Désormais, tu as abandonné les règles qui gouvernent la vie du commun des
mortels. Ne te tourmente pas, Alexandre : si Batis t’avait eu en son
pouvoir, il t’aurait réservé des souffrances bien plus atroces. »
Philippe, qui avait terminé de
nettoyer les plaies d’Alexandre et de changer ses pansements, lui administra
une infusion pour le calmer et atténuer la douleur. Dès que le souverain se fut
assoupi, Ptolémée s’assit à son chevet, tandis qu’Eumène suivait Philippe à
l’extérieur. Le médecin comprit aussitôt que le secrétaire avait quelque chose
à lui communiquer en privé.
« Que se passe-t-il ?
demanda-t-il.
— Nous avons reçu une mauvaise
nouvelle, répondit Eumène. Le roi Alexandre d’Épire est tombé dans une
embuscade en Italie et a été tué. La reine Cléopâtre est effondrée, et j’ignore
si je dois remettre sa missive au roi.
— Tu l’as lue ?
— Je n’oserais jamais ouvrir
une lettre scellée destinée à Alexandre. Mais le messager connaissait la
nouvelle et il me l’a rapportée. »
Philippe réfléchit un instant.
« Mieux vaut attendre : son état mental et physique est encore très
précaire. Cette nouvelle risquerait de le plonger dans l’égarement le plus
complet. Oui, mieux vaut attendre.
— Jusqu’à quand ?
— Je te le dirai, si tu as
confiance en moi.
— J’ai confiance. Comment se
porte-t-il ?
— Il souffre terriblement, mais
il guérira. Tu as peut-être raison, ce n’est pas un homme comme les
autres. »
Barsine souffrait également. Elle
était rongée par le remords à l’idée d’avoir trompé la mémoire de son époux.
Elle ne parvenait pas à trouver la paix en songeant qu’elle avait cédé à
Alexandre, mais elle savait combien sa souffrance était grande, et elle
désirait se tenir à ses côtés. Son trouble récent et les changements qui
s’étaient opérés en elle n’avaient pas échappé à Artéma, sa vieille nourrice.
Un soir, elle lui demanda :
« Pourquoi es-tu si malheureuse ma fille ? »
Barsine baissa la tête et se mit à
pleurer en silence.
« Si tu ne veux pas me le dire,
je ne peux t’y obliger », observa la vieille femme. Mais Barsine éprouvait
le désir de se confier, et elle
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