Le Roman d'Alexandre le Grand
commença : « Nourrice, j’ai cédé à
Alexandre. Quand il est revenu du champ de bataille, je l’ai entendu crier et
gémir, en proie à une souffrance épouvantable, et je n’ai pas su lui résister.
Il s’est montré plein de bonté envers mes enfants et moi-même, et je sentais
que je devais l’aider… Je me suis approchée, j’ai essuyé son front et je l’ai
caressé… Ce n’était pour moi qu’un garçon brûlant de fièvre, bouleversé par de
terribles cauchemars, par des images de sang et d’horreur. » La nourrice
l’écoutait d’un air attentif et songeur. « Mais il m’a soudain attirée
contre lui, il m’a enlacée avec une force irrésistible et je n’ai pas su le
repousser. J’ignore comment cela s’est passé…, murmura-t-elle d’une voix
tremblante. Je l’ignore. Son corps torturé dégageait un parfum mystérieux et
son regard fiévreux avait une intensité insoutenable. » Elle fondit en
pleurs.
« Ne pleure pas, petite fille,
la réconforta la nourrice. Tu n’as rien fait de mal. Tu es jeune, et la vie
réclame ses droits. En outre, tu es une mère, et tu es tombée avec tes enfants
dans les mains d’ennemis étrangers. Ton instinct te pousse à t’unir au plus
puissant d’entre tous, l’homme qui peut protéger tes enfants contre quiconque.
« Tel est le destin des femmes
belles et désirables : elles savent qu’elles sont une proie, elles savent
qu’elles ne pourront être sauvées et protégées qu’en offrant de l’amour et en
subissant la domination des hommes. » Le visage dans les mains, Barsine ne
cessait de pleurer. « Mais celui qui t’a prise est un magnifique jeune
homme, qui a toujours fait preuve de gentillesse et de respect à ton égard, qui
a prouvé qu’il méritait ton amour. Tu souffres aujourd’hui, parce que deux
sentiments terribles et profonds cœxistent en toi : l’amour pour un homme
qui n’existe plus, et qui ne devrait donc plus avoir de raison d’être, même
s’il se refuse à mourir, et l’amour inconscient pour un homme que tu rejettes,
car c’est un ennemi et l’auteur indirect, qui plus est, de la mort de ton
époux. Tu n’as rien fait de mal. Si un sentiment naît en toi, ne l’étouffe pas,
car ce qui se produit dans le cœur des hommes est le reflet de la volonté
d’Ahura-Mazda, le feu éternel, l’origine de tout, céleste et terrestre. Mais
rappelle-toi, Alexandre n’est pas un homme comme les autres. Il est pareil au
vent qui passe et s’en va. Et personne ne peut emprisonner le vent. Ne cède pas
à l’amour si tu sais que tu ne pourras pas supporter la séparation. »
Barsine sécha ses pleurs et sortit.
La nuit était belle, la lune dessinait un long sillon argenté sur les eaux
tranquilles. Non loin de là se dressait le pavillon du roi ; les lanternes
projetaient sur la tente son ombre inquiète et solitaire. Elle marcha vers le
rivage et pénétra dans l’eau jusqu’aux genoux. Soudain, elle eut l’impression
de sentir son parfum et d’entendre sa voix, qui murmurait :
« Barsine. »
Ce n’était pas possible, et pourtant
il était derrière elle, si proche qu’il pouvait l’effleurer de son souffle.
« J’ai rêvé, je ne sais plus
quand, lui dit-il doucement, que tu m’accordais ton amour, que je te caressais
et que je te prenais. Mais quand je me suis réveillé, voilà ce que j’ai trouvé
dans mon lit. » Il laissa tomber un mouchoir de soie bleue qui se confondit
avec les flots. « T’appartient-il ?
— Ce n’était pas un rêve,
répondit Barsine sans se retourner. J’avais pénétré sous ta tente parce que je
t’entendais crier de douleur et je m’étais assise à ton chevet. Tu m’as enlacée
avec une force invincible et je n’ai pas su te repousser. ».
Alexandre posa ses mains sur les
hanches de Barsine et l’amena à se retourner. La clarté de la lune jetait sur
son visage une pâleur d’ivoire, elle scintillait au fond de son œil sombre.
« Maintenant, tu peux me
repousser, Barsine, alors que je te demande de m’accueillir dans tes bras. J’ai
subi en quelques mois toutes sortes de déchirements, j’ai perdu les pensées de
mon adolescence, j’ai touché le fond de tous les abîmes, j’ai oublié que jadis
j’avais été enfant, que j’avais eu un père et une mère. Le feu de la guerre m’a
consumé le cœur et je vois à chaque instant la mort chevaucher à mes côtés sans
jamais parvenir à me faucher. Alors, je devine ce
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