Le Roman d'Alexandre le Grand
pourrait être mis en œuvre
dès demain, si tu t’en sentais capable.
— Bien sûr que je m’en sens
capable, sire. Tu n’as qu’à parler.
— Alors, suis-moi »,
l’invita le roi.
Il sortit et se dirigea vers le
rivage. C’était une belle soirée d’été et les eaux tranquilles de la baie
renvoyaient l’image du croissant de lune.
Alexandre ôta son manteau et
l’étendit sur le sol. « Voilà : je veux que tu projettes pour moi une
ville en forme de manteau macédonien autour de cette baie.
— C’est tout ? interrogea
Deinocratès.
— C’est tout, répondit le roi.
Je désire que tu te mettes à l’œuvre dès demain. Je dois partir en voyage. À
mon retour je veux voir tes ouvriers occupés à construire les maisons, les
pavages et les routes, ainsi que les quais du port.
— Je ferai tout mon possible,
sire. Mais qui me paiera ?
— Eumène, mon secrétaire
général. » Il se retourna, laissant cet étrange architecte au milieu de la
plaine déserte, avec sa massue et sa peau de lion. « Et que ce soit du bon
travail ! recommanda-t-il.
— Une dernière chose,
sire ! s’écria Deinocratès avant que le roi regagne la salle du banquet où
l’attendaient ses amis. Quel sera le nom de cette ville ?
— Alexandrie. Elle s’appellera
Alexandrie, et ce sera la plus belle ville du monde. »
Les travaux débutèrent rapidement.
Après avoir échangé sa peau de lion contre une tenue plus correcte, Deinocratès
se montra à la hauteur de cette tâche, même si les architectes qui suivaient
l’expédition depuis longtemps considéraient avec jalousie le fait que le roi
eût confié une telle mission à un inconnu. Mais il arrivait souvent à Alexandre
d’agir instinctivement, et il était rare qu’il se trompe.
Seul un épisode jeta de l’ombre sur
cette entreprise. Deinocratès avait dessiné le plan de la ville et installé les
instruments qui permettraient d’en reporter le tracé sur le terrain. Il avait
ensuite commencé à délimiter à la craie son périmètre, ses rues principales,
ses rues secondaires, la grand-place, le marché et les sanctuaires. Mais, ayant
utilisé toute la craie dont il disposait, il avait réclamé à l’intendance de
l’armée des sacs de farine, au moyen desquels il avait mené à terme son
entreprise. Il avait ensuite appelé le roi afin qu’il se fasse une idée de la
future Alexandrie. Or, tandis que le souverain s’approchait du chantier en
compagnie de son devin Aristandre, une nuée d’oiseaux s’était posée sur le sol
et s’était mise à picorer la farine, effaçant une partie du tracé.
Notant un certain trouble dans le
regard d’Alexandre, qui semblait voir dans cet épisode un signe de mauvais
augure, le devin s’était hâté de le rassurer : « Ne t’inquiète pas,
sire, c’est un excellent présage. Il signifie que la ville sera si riche et si
prospère que l’on viendra de toutes parts y chercher du travail et de quoi
vivre. » Deinocratès fut également soulagé par cette interprétation. Il
reprit son ouvrage avec bonne humeur, d’autant plus qu’on lui avait apporté
entre-temps une provision de craie.
Cette nuit-là, le roi fit un songe
magnifique. Il rêva que la ville s’était étendue, que des maisons et des palais
aux jardins merveilleux s’y élevaient. Il rêva que la baie, protégée par l’île,
fourmillait de vaisseaux au mouillage, qui déversaient toutes sortes de
marchandises en provenance de tous les pays du monde connu. Il vit une jetée
s’élancer jusqu’à l’île et une tour s’y dresser, une tour gigantesque qui
répandait de la lumière dans la nuit à l’intention des navires voisins. Mais il
avait l’impression d’entendre sa propre voix demander : « Verrai-je
un jour tout cela ? Quand reviendrai-je dans ma ville ? »
Le lendemain, il raconta ce songe à
Aristandre et il répéta cette question : « Quand reviendrai-je dans
ma ville ? »
Aristandre lui tournait alors le
dos, car son cœur luttait contre un triste présage, mais il fit volte-face et
lui dit d’une voix sereine : « Tu reviendras, sire, je te le jure.
J’ignore quand cela se produira, mais tu reviendras… »
59
Ils reprirent leur marche vers l’ouest, la mer à main droite et le
désert à main gauche. Ils firent cinq étapes avant d’atteindre Paraitonion, un
avant-poste qui servait de lieu de rencontre aux habitants – des Égyptiens et
des Grecs de Cyrène – et
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