Le Roman d'Alexandre le Grand
t’embrasser à nouveau,
où que ce soit, dans les étendues glaciales de la Scythie, ou dans les déserts
de la Libye, serait mon plus beau cadeau. Je t’en prie, appelle-moi, Alexandre,
et je volerai vers toi en défiant les flots tempétueux de la mer et les vents
contraires. Prends soin de toi.
Alexandre dicta à Eumène une réponse
affectueuse mais inflexible, et il conclut sa lettre ainsi :
Mon empire n’est pas totalement
pacifié, ma douce sœur, et je dois te demander de patienter encore. Quand tout
sera achevé, je t’inviterai à me rejoindre afin que tu prennes part à notre
joie à tous, et que tu puisses assister à la naissance d’un monde nouveau.
Puis il se tourna vers Eumène :
« La prose de Cléopâtre ne cesse de s’améliorer, elle doit recevoir
l’enseignement d’un excellent maître de rhétorique.
— C’est vrai, admit Eumène. Et
pourtant, ces images fleuries et ces ornements rhétoriques masquent une
affection sincère. Cléopâtre t’a toujours aimé, elle t’a toujours protégé
contre la colère de ton père. Ne te manque-t-elle pas ?
— Terriblement, répondit
Alexandre, tout comme ces années-là. Mais je ne peux m’abandonner aux
souvenirs : la tâche que je me suis fixée occupe mon esprit, comme un
impératif à qui tout doit être sacrifié, et auquel on ne peut s’échapper.
— Auquel tu ne veux échapper,
répliqua Eumène.
— Crois-tu donc que je le
pourrais, si je le souhaitais ? Les dieux sèment dans nos cœurs des rêves,
des désirs et des aspirations qui nous dépassent souvent. La grandeur d’un homme
correspond à l’écart qui sépare sa visée des forces que la nature lui a données
quand elle l’a engendré.
— Bessos en est un exemple
parfait.
— Philippe aussi.
— Philippe aussi », admit
Eumène en baissant les yeux.
Ils se turent tous deux, comme si
l’ombre du grand roi assassiné flottait soudain dans ces lieux, tirée du
silence et de l’oubli.
Alexandre entretenait aussi des
contacts avec les villes qu’il avait fondées dans les provinces les plus
lointaines de l’empire. Il écrivait personnellement aux chefs militaires et aux
magistrats de ces modestes communautés, installées aux limites de territoires
inaccessibles et inconnus. Il envoyait également des missives à Aristote,
décrivant leurs règlements et leurs constitutions, afin d’enrichir sa
collection.
Il lui arrivait de recevoir de ces
avant-postes perdus des lettres rédigées dans un grec rudimentaire ou en
dialecte macédonien : c’étaient, la plupart du temps, des appels à l’aide
contre les attaques extérieures, contre les assauts de populations férocement
jalouses de leur identité. La révolte de Spitaménès se propageait partout. Le
pacte en vertu duquel Bessos avait été livré à Alexandre n’avait été passé que
dans le but d’aplanir la route au nouveau guerrier, retranché sur les pentes
neigeuses du mont Paropamisos.
Alexandre répondait
invariablement : « Résistez. Nous réunissons de nouvelles troupes,
nous attendons des renforts afin de vous prêter secours, de pacifier les terres
où vous élèverez vos enfants. »
L’hiver s’écoula ainsi. Au retour du
printemps, des troupes fraîches provenant de Macédoine et d’Anatolie
arrivèrent, et l’armée se remit en marche. Une fois en Bactriane, Alexandre se
rendit compte que les rebelles étaient dispersés dans de nombreux châteaux et
forteresses. Il décida donc de morceler ses forces afin de porter des coups
précis à chaque centre de résistance, mais quand il communiqua son plan à ses
généraux et à ses compagnons, il rencontra une désapprobation unanime, ou
presque.
« Ne jamais partager ses
forces ! s’exclama le Noir. À ce qu’il paraît, ton oncle et beau-frère,
Alexandre d’Épire, a été écrasé par les barbares en Italie parce qu’il avait
justement été obligé de le faire. Prendre cette décision délibérément… c’est de
la folie, me semble-t-il.
— Je pense qu’il vaudrait mieux
rester unis, renchérit Perdiccas. Nous prendrons ces places fortes les unes
après les autres, et nous écraserons leurs habitants comme des poux. »
Léonnatos confirma d’un signe de
tête : il estimait que toute discussion à ce sujet constituait une perte
de temps.
« S’il me faut vous livrer ma
pensée… », commença Eumène, mais Alexandre lui coupa la parole :
« Alors, c’est entendu. Cratère demeurera au sud de
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