Le sac du palais d'ete
états-majors – « aux choses sérieuses »…
Pour expliquer l’état d’esprit dans lequel se trouvait John Bowles, il faut préciser que quelque temps plus tôt, par simple lettre de Sam Goodridge, il avait été viré avec perte et fracas de son poste de reporter à l’ lllustrated London News. Le prétexte en était que, les liaisons étant bien trop lentes entre Londres et la Chine, les dessins et les papiers envoyés par Bowles au journal n’étaient pas assez « chauds », ce qui affadissait dangereusement leur intérêt journalistique. La missive se concluait par une phrase dont la sécheresse se passait de commentaires :
Compte tenu de ce qui précède, nous sommes désolés de devoir mettre un terme à notre collaboration.
John, bien entendu, ne croyait pas un mot des raisons invoquées par son ex-rédacteur en chef.
Comme par un fait étrange, il avait reçu le mot de Goodridge après qu’il lui avait envoyé son enquête relative à la tragique histoire d’Irina Datchenko. Il l’avait titrée : « Assassinat par la police secrète impériale de Canton de la mère d’un des enfants naturels de l’empereur Daoguang ». Deux mois de travail intense et pas moins d’une quinzaine de feuillets écrits serré lui avaient été nécessaires pour relater avec un grand luxe de détails les circonstances du meurtre de la Russe dont il avait été le témoin direct, ainsi que les raisons qui avaient amené la cour de Chine à perpétrer un tel crime. Dans un style haletant, John y évoquait aussi les amours secrètes d’Irina et de Daoguang, la naissance de La Pierre de Lune et l’exil de l’enfant impérial à Canton où sa mère était partie à sa recherche. La dernière partie de son papier était consacrée au supplice des Dix Mille Couteaux dont le père adoptif du fils secret de l’empereur de Chine avait été victime. Le tout était accompagné de trois dessins : un portrait de la Russe, destiné à la une, une vue cavalière du port de Canton et une scène de rue où un condamné à mort se faisait découper lentement. Entre le sexe, le sang et les intrigues de la Cour la plus fermée du monde, John était persuadé qu’il y avait là de quoi faire bondir les ventes du journal.
Certain que son reportage valait de l’or, la missive de son chef l’avait cueilli à froid et mis de fort mauvaise humeur…
C’était une évidence : son papier avait fait peur en haut lieu. À Londres, la prétendue soif de son journal en matière de scoops « crapoteux », pour reprendre la piètre expression de Sam Goodridge, avait eu tôt fait d’être étanchée. La direction avait calé devant les répercussions que cette enquête n’eût pas manqué d’entraîner si le journal l’avait publiée. Il était sûr que le patron de l’ Illustrated London News avait subi des pressions de la part du Foreign Office… ce qui tendait à prouver que, contrairement à toute déontologie, il soumettait préalablement les enquêtes sensibles au ministre des Affaires étrangères.
Tout cela n’avait qu’un nom – censure ! – qui résonnait désagréablement aux oreilles de Bowles lorsqu’il avait rageusement rangé la lettre de Goodridge dans un tiroir.
Son éviction ne lui faisait ni chaud ni froid. En revanche, il en voulait à ses chefs. Sa déception était à la hauteur de la considération et de l’estime qu’il leur avait portées, ayant sincèrement cru que le journal qui l’employait était un organe de presse indépendant au seul service de ses lecteurs. Plus que l’image de Goodridge, qu’il n’avait jamais trop pris au sérieux, c’était celle d’Ingram, le patron, qu’il avait peu ou prou hissé au rang de dieu de la presse et dont chacun louait les intuitions journalistiques ainsi que la capacité à présenter les informations sous un angle vendeur, qui était à ses yeux définitivement ternie.
Assoiffé de revanche, John avait décidé qu’il ne baisserait pas la garde. Il était hors de question pour lui de revenir en Angleterre et d’aller vendre ses compétences à un organe de presse du même genre. C’était une affaire de principe. Et même d’honneur ! Il resterait en Chine et y poursuivrait une activité journalistique pleine et entière, libre de toute considération politique ou économique. Dépeindre la Chine, la raconter à l’Occident, témoigner de son riche passé millénaire, illustrer ses forces et ses faiblesses, mettre en
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