Le sac du palais d'ete
énervé.
Joe, qui avait jusque-là assisté, impassible, à la passe d’armes entre sa sœur et le Prince de l’Orient, croyant que ce dernier menaçait sa sœur, s’interposa en le bousculant. Le dos de Yang heurta violemment le chambranle de la porte. En même temps, le petit Paul, qui ne voulait pas être en reste, se rua sur le chef Taiping avant de lui assener, de son pied minuscule, un coup dans les tibias. Le cheval, affolé, commençait à donner des ruades, contraignant Yang qui le tenait tant bien que mal par la bride à remonter en selle en pestant qu’il se vengerait.
Épuisée par cette journée mouvementée, Laura alla s’affaler sur un des larges et pompeux fauteuils de mandarin aux allures de bergère qui remplissaient l’espace quelque peu étriqué de son salon, et se mit à pleurer. Pourrait-elle résister longtemps aux assauts répétés de Yang Xiuqing dont le pouvoir ne cessait de s’étendre ? Que pesait-elle, face au tout-puissant numéro deux du Céleste Royaume ? Haletante et désabusée, elle se perdait en conjectures, ressassant les paroles de l’Évangile : Tout Royaume divisé contre lui-même périra !
C’est alors que, pour la première fois, germa dans son esprit l’idée qu’il était peut-être temps de fuir Nankin… à l’instar de Jasmin Éthéré, sa meilleure amie !
Fébrile et crispée, les mains cramponnées aux accoudoirs de sa pseudo-bergère, Laura se mit à imaginer le scénario d’une telle issue. Mais au fur et à mesure qu’elle le déroulait, le découragement ne tarda pas à la gagner.
Paul Éclat de Lune était encore bien jeune pour affronter les myriades d’obstacles qui se dresseraient inévitablement sur leur route. Les impériaux cernaient Nankin de tous les côtés. Il faudrait franchir les murailles de l’ancienne ville impériale dont les portes étaient gardées jour et nuit, puis passer au travers des multiples dispositifs de défense que les Taiping avaient installés sur son pourtour, avec leurs douves et leurs fossés hérissés de bambous taillés comme des lances où les soldats impériaux s’empalaient atrocement… Avait-elle le droit de lui faire courir un tel risque alors qu’à Nankin, ils ne manquaient de rien et vivaient sous la haute protection du Tianwan ?
Quant à son frère… c’était pire encore, puisqu’il se tenait devant elle, lissant son écharpe de soie jaune, souriant aux anges, visiblement au fait des pensées de sa sœur comme s’il eût été capable d’y lire à l’intérieur… C’est alors qu’il parla, pour la première fois depuis des années.
Pas partir. Pas partir, Laura ! Moi Prince ! Moi Voix Muette ! Rester ! lui disait-il, exprimant son point de vue de façon parfaitement limpide.
Le petit Prince de la Voix Muette n’entendait pas lâcher son poste auprès du Tianwan !
Effarée, Laura regarda Joe, ravi, en train de se mirer dans son petit miroir de bronze.
Devant un tel spectacle, elle préféra fermer les yeux et, le cœur serré, se mit à prier, s’en remettant au Seigneur.
Lui seul était capable de lui donner la force de ne pas sombrer dans le désespoir car la vie sans La Pierre de Lune lui paraissait non seulement de plus en plus fade, mais aussi de plus en plus dangereuse…
57
Singapour, 2 septembre 1853
Dans leur bureau transformé en fournaise, Nash Stocklett et Antoine Vuibert, qui y travaillaient d’arrache-pied depuis l’aube, pouvaient à peine respirer malgré la porte-fenêtre grande ouverte. Il est vrai qu’il s’y engouffrait un vent brûlant venu du large qui rendait encore plus insupportable la moiteur dans laquelle était plongé le petit archipel depuis la fin de l’hiver.
Mais les deux hommes, depuis que leurs soupçons s’étaient transformés en autant de certitudes, étaient tellement pressés d’en finir avec Jarmil en soldant une bonne fois pour toutes les comptes de V.S.J. & Co qu’ils n’avaient cure de la chaleur.
— À quelle heure as-tu demandé à Keluak de passer ? demanda le Français à l’Anglais qui leva la tête de ses états de stocks et regarda sa montre.
— Il ne devrait pas tarder !
Au début de chaque mois, le propriétaire malais auquel ils louaient les bureaux de leur compagnie venait leur rendre visite afin de percevoir le loyer du terme échu.
— Chaque fois que je le croise dans l’escalier, il me salue si bas que j’ai l’impression qu’il va me baiser les
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