Le sac du palais d'ete
écrire…
— Mon père était écrivain public… Toutes sortes de clients défilaient dans sa boutique. Les pauvres comme les riches. J’ai vu des pauvres écrire à merveille et des gens cousus d’or qui ne savaient même pas comment on tient un pinceau ! protesta La Pierre de Lune avec véhémence.
— Sans blague ?
— Je te jure ! Même que certains pauvres sont devenus très riches par la seule grâce de leur pinceau. Si tu dessines le caractère du bonheur, le Fu {10} la chance te sourira ! Un homme pauvre qui avait réussi à écrire Yu {11} devint un homme riche !
À ces mots, le gardien se rapprocha de lui et passa du bon côté de la torchère. Son visage, que le prisonnier ne pouvait voir jusque-là en raison du contre-jour, apparut, émerveillé et dépourvu de toute trace de mépris.
— J’aurais bien aimé que quelqu’un m’enseigne à écrire. Mon grand-père me répétait que si tu n’es pas capable de dominer le maniement des symboles, tu ne pourras jamais rien faire de ta vie ! soupira le geôlier dont le jeune calligraphe constata avec satisfaction qu’il avait changé de ton.
Le fils de Daoguang, jugeant que le moment était venu de l’entreprendre, le regarda fièrement dans le blanc des yeux.
— Ton grand-père était un vrai sage ! Je suis sûr que si ma main guidait la tienne, tu te débrouillerais comme un chef ! Veux-tu essayer ? Je pourrais t’aider à écrire le caractère de ton choix…
Pour que le geôlier accepte sa proposition, il fallait absolument le prendre par surprise et l’appâter en lui faisant miroiter le gros lot.
— Si maître Épée Fulgurante l’apprenait, il me châtierait…
— Pourquoi veux-tu qu’il le sache ? Ce n’est pas moi qui le lui dirai !
— C’est toi qui as raison, d’ailleurs, il est parti en ville pour la journée, fit le gardien qui en brûlait désormais d’envie.
La Pierre de Lune sortit un petit pinceau de sa poche et le lui tendit. L’autre, persuadé qu’il tenait là le sésame de la fortune, s’en empara avec voracité.
Le poisson était ferré.
— Tu vas passer devant moi, ainsi je te montrerai comment il faut faire. On va commencer avec ce petit pinceau.
Le gardien vint docilement se placer devant lui.
— Accroupis-toi ! Tu vas le tremper dans l’eau, puis je saisirai ton poignet et guiderai ta main. Nous commencerons par écrire Tian.
— Le ciel ?
— Oui ! Tian est facile à dessiner. Quand tu auras réussi Tian, nous pourrons passer à Yu, ou à Fu…
À présent, le cou de son geôlier était à la portée des mains de La Pierre de Lune.
— Maintenant que tu l’as écrit avec moi, tu vas recommencer mais tout seul…
Pendant que l’élève, désireux de s’appliquer le mieux possible, tirait la langue, son professeur lui plaqua violemment le gros pinceau à poils de loutre sur la pomme d’Adam tout en lui enfonçant un genou dans les reins avant de tirer d’un coup sec le manche vers r arrière. Au premier craquement, il relâcha son étreinte, croyant avoir broyé les vertèbres cervicales de sa victime. C’est alors qu’il s’aperçut, en regardant ses mains qui tenaient chacune un morceau de manche, que celui-ci s’était brisé. Par chance, le geôlier, étourdi et choqué, gisait encore sur le sol, jambes écartées. Lorsqu’il se mit à quatre pattes pour se relever, La Pierre de Lune passa d’un bond derrière lui. Fou de peur et n’écoutant plus que son instinct de survie, il extirpa fébrilement de sa poche l’étui à pinceau que lui avait donné son père, et le plaça contre la thyroïde de son adversaire avant de tirer dessus de toutes ses forces. Il ne s’arrêta que lorsqu’il vit le flot de sang jaillir de sa bouche.
Tandis que la torchère jetait ses derniers feux dans la pénombre lugubre de sa geôle, le fils de Daoguang, après s’être penché sur les narines du cadavre et avoir constaté que plus aucun souffle n’en sortait, s’enfuit sans demander son reste.
Bien qu’il ait ôté la vie à autrui pour la première fois, il n’éprouvait aucun regret. Détenu de façon arbitraire et promis à une mort certaine, il avait agi en état de légitime défense.
Alors, tel un oiseau en cage ayant recouvré la liberté de voler, La Pierre de Lune, aspirant jusqu’à en perdre haleine l’air pur de la forêt, se mit à courir au milieu des bananiers et des tecks, tout heureux de quitter les miasmes de sa
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