Le sac du palais d'ete
en levant les yeux au ciel.
— Comment m’y prendrai-je ? Je n’ai aucune habileté dans le maniement des poignards. Mes mains n’ont jamais tué personne. Quand je dois égorger un poulet, je ne me sens même pas à l’aise ! gémit Zhong, soudain pris de panique.
— Idiot ! Tu n’auras même pas besoin de faire usage de tes mains ! lâcha Épée Fulgurante, l’œil noir.
— Vraiment ? fit l’autre, incrédule.
— J’ai une solution beaucoup plus expéditive et sûre ! précisa Épée Fulgurante avant d’aller chercher une fiole remplie d’un liquide blanchâtre qu’il tendit à son visiteur en disant :
— Il te suffira d’en verser quelques gouttes dans le thé de ton maudit Niggles et tu ne seras pas déçu du résultat !
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Canton, 10 octobre 1847
C’était la huitième fois de la journée que John Bowles, d’humeur guillerette malgré la terrible épidémie de choléra qui sévissait à Canton depuis trois semaines, causant de terribles ravages au sein de sa population, se lavait les mains à l’eau bouillie avant de les essuyer soigneusement.
Tant dans les quartiers riches que dans les quartiers pauvres, les gens tombaient comme des mouches. Dans les temples taoïstes, les prêtres accumulaient les offrandes à Wen Qiong {17} le dieu-maréchal des épidémies dont le corps verdâtre s’accordait plutôt mal avec les cheveux rouges, ainsi qu’à Lei Qiong {18} , le dieu des pestilences qui s’était jadis sacrifié pour éviter aux habitants de son village d’être empoisonnés. Persuadé que ce sujet particulièrement « trash » plairait à sa hiérarchie londonienne, Bowles avait décidé d’effectuer une enquête circonstanciée sur la façon dont les gens réagissaient à cette terrible maladie. Quoique du genre aguerri, le jeune dessinateur de presse n’arrivait pas à s’habituer au spectacle des cadavres au ventre dilaté et bleui des victimes de la terrible entérotoxine Vibrio cholerae. Les êtres humains étaient les seuls hôtes naturels de ce bacille au nom fort méchant de « vibrion cholérique » qui colonisait rapidement l’intestin grêle lorsqu’il n’en était pas éradiqué suffisamment tôt. Transmis par l’eau mais aussi par les mouches, le microbe provoquait des diarrhées aqueuses et abondantes qui entraînaient une déshydratation extrême ainsi qu’une terrible augmentation du taux d’acidité sanguine. Les médecins chinois donnaient le nom d’« eau de riz » aux selles liquides, afécales et incolores des cholériques.
Profitant des pluies torrentielles qui s’étaient abattues sur la région comme à chaque début d’automne, l’entérotoxine cholérique, dont la présence au Guangdong était endémique, venait de réaliser l’une de ses plus fulgurantes percées. L’ampleur de l’épidémie était perceptible aux cohortes de pauvres gens qui sillonnaient le quartier des remèdes en se tenant le ventre sans pouvoir empêcher leur estomac de se vider d’un trait, s’accroupissant pour déverser dans la boue où pataugeaient des gosses la giclée d’« eau de riz » que leurs intestins en loques ne pouvaient plus garder. L’odeur de merde et de pourriture, à laquelle se mêlait celle des plantes fraîches et des produits organiques que la chaleur faisait tourner, était irrespirable.
Pour les charlatans, les pharmaciens et autres médecins des rues qui voyaient la clientèle affluer devant leurs étals, c’était une période faste. Les fortifiants sexuels comme la patte d’ours, le testicule de yack ou encore le sexe de cerf, qui occupaient d’ordinaire plus de la moitié des surfaces des comptoirs, étaient miraculeusement devenus des médicaments censés figer l’« eau de riz » à l’intérieur de l’organisme. Fous d’espoir, les clients se pressaient devant ces boni- menteurs qui avaient triplé leurs prix, avant de ramener pieusement chez eux le médicament parfaitement inadéquat mais dont ils croyaient dur comme fer qu’il allait les guérir.
Bowles, fasciné par le vil opportunisme de tous ces charognards capables de profiter du malheur des autres d’une façon aussi éhontée, avait passé de longues heures à arpenter le quartier médical une écharpe autour de la bouche, estomaqué par l’aplomb de ces charlatans qui rivalisaient d’éloquence pour vanter leurs remèdes à la foule des curieux qui se pressait devant leurs étals. L’un d’entre eux, encore
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