Le sac du palais d'ete
qualité de ses reportages qui avaient fait augmenter sensiblement les ventes du journal. Son avenir professionnel était assuré, avait même précisé Sam, en lui souhaitant « de mettre la main sur le scoop du siècle », cet éléphant blanc que tout journaliste qui se respecte rêve de débusquer un jour…
Content de lui, il feuilleta rapidement son carnet qui regorgeait d’images de vomissures et de matières fécales sortant de corps squelettiques de tout âge qui s’amoncelaient dans les rues encombrées par les tas d’ordures sur lesquels couraient les rats. Il suffirait de réaliser trois ou quatre beaux dessins léchés à souhait qu’il accompagnerait d’un texte descriptif n’épargnant aucun détail au lecteur, afin de mettre en situation ces images totalement abjectes, et le tour serait joué.
Il s’apprêtait à regagner sa pension de famille pour se mettre sans tarder à cette tâche exaltante lorsque son regard fut attiré par la silhouette d’une femme qui marchait devant lui d’un pas décidé, rapide et souple à la fois. Drapée dans une robe vaporeuse de coupe occidentale, la femme en question s’apprêtait à traverser la vaste esplanade où des soldats en armes surveillaient des caisses soigneusement empilées devant les façades aux colonnades imposantes des entrepôts – on eût dit des temples grecs ! – des compagnies occidentales de commerce.
Comme il ne la voyait que de dos, John était incapable de deviner sa nationalité, même s’il était sûr qu’il ne pouvait s’agir d’une autochtone car, au niveau social dont témoignait sa robe parfaitement coupée, toutes les Chinoises avaient les pieds cassés, ce qui n’était pas le cas de la mystérieuse inconnue.
Que faisait donc là cette femme à l’élégance étrange, au milieu des coolies en haillons et des caisses de marchandises ?
Obéissant à son vieux réflexe de reporter dessinateur, Bowles pressa le pas pour dépasser la femme en la contournant. Puis il revint vers elle en se plaçant insensiblement dans son axe. Lorsqu’il se trouva presque nez à nez avec elle, il constata qu’elle était de la race de ces femmes à la beauté d’autant plus fascinante qu’il est impossible de leur donner un âge précis. Le visage parfaitement construit de la belle inconnue était mis en valeur par ses longs cheveux noirs qui contrastaient avec l’éclatante blancheur de sa peau. Ses yeux en amande et à l’éclat turquoise dévisageaient l’Anglais avec curiosité. Sa bouche, dont les divines lèvres pulpeuses étaient recouvertes de rouge à lèvres carmin, affichait une légère moue où le journaliste crut déceler de la bouderie. Au risque de passer pour le dernier des goujats, Bowles, complètement fasciné, la dévora du regard, tout en se demandant si elle avait détecté son manège. Butant presque sur elle, il était en train de se creuser les méninges pour trouver le moyen de l’aborder sans l’effaroucher, lorsque la magnifique inconnue planta ses yeux divinement beaux dans les siens avant de lui demander, dans un très mauvais anglais :
— Je cherche le Club des Anglophiles ! Savez-vous où il se trouve ?
Bowles n’avait pas encore mis les pieds dans cet établissement ouvert trois mois plus tôt sur Old China Street par un certain Lee Johnson. Comme l’indiquait un encart publicitaire paru dans le journal Pearl River News , où il faisait également l’objet d’un reportage extrêmement flatteur, au Club des Anglophiles, tous les Anglais étaient « accueillis à bras ouverts dans une chaleureuse atmosphère typiquement britannique ». Cette gazette, la première du genre à être éditée à Canton, avait été fondée par Johnson en même temps que son club auquel elle servait de feuille de liaison pour ses membres. Son propriétaire finançait ce petit organe de presse, qui ne comptait pour l’instant que quatre pages, grâce à la publicité qu’il vendait à ses compatriotes, hommes d’affaires et commerçants. Avant de recevoir les félicitations de sa hiérarchie pour ses premiers reportages, Bowles avait même caressé l’idée de proposer ses dessins à Lee Johnson pour arrondir ses fins de mois.
— Oui… il faut marcher un quart d’heure ! Étant moi-même anglais, quelle figure ferais-je si j’ignorais son existence ! Oui ! Je viens de Londres… Heuh ! Mon nom est Bowles. John Bowles…
— Bonjour, monsieur Bowles ! Vous tombez à pic.
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