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Le Sac et la cendre

Le Sac et la cendre

Titel: Le Sac et la cendre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Troyat
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emploierait-il la journée de demain ? Machinalement, il jetait les cartes sur la table, ramassait des prises, les tapotait du bout des doigts.
    — Eh ! mais tu gagnes, dit Kisiakoff.
    Volodia eut envie de pleurer et serra les mâchoires.
    — Il est temps que je réagisse, reprit Kisiakoff. Toc, voilà pour ta dame. Et re-toc pour ton valet…
    — J’en ai assez, dit Volodia en abattant son jeu.
    Un rire silencieux fendit la barbe de Kisiakoff :
    — Préfères-tu que je te dise l’avenir ?
    — Non.
    — Je sais tirer les cartes comme une vieille sorcière. Attends un peu.
    Ayant battu les cartes, il les présenta à Volodia et ordonna brutalement :
    — Coupe de la main gauche.
    Volodia obéit. Sur sa figure, il sentait une haleine aigre et chaude. Son regard ne quittait plus les mains grasses, aux ongles sales, qui voletaient au-dessus du guéridon. Une hébétude désagréable le pénétrait jusqu’aux os. Kisiakoff disposait les cartes côte à côte, selon un dessin ovale, et murmurait :
    — Pas mal… pas mal… Te voici… À ta droite, une reine de cœur… Nous savons ce que c’est… Un, deux, trois… À ta gauche…
    Tout à coup, il s’interrompit et renversa la tête. Son regard, tourné vers l’intérieur, était impersonnel et froid, inhumain, effrayant.
    — Que se passe-t-il ? demanda Volodia. Que vois-tu dans les cartes ?
    — Rien d’intéressant, dit Kisiakoff. Je ne suis pas en forme. Un autre jour…
    Il brouilla le jeu et se dressa pesamment sur ses jambes.
    — Tu me caches quelque chose, dit Volodia d’une voix tremblante.
    Kisiakoff haussa les épaules et se mit à marcher, de long en large, dans la chambre. Ses chaussures grinçaient à chaque pas. Enfin, il s’arrêta devant Volodia, tira une montre de la poche de son gilet, et dit :
    — Tu m’excuses : je vais être obligé de partir.
    — Comment ! s’écria Volodia. Tu m’avais proposé de passer la journée avec moi. Et maintenant…
    Kisiakoff sourit d’une manière bizarre, les yeux plissés, le nez froncé :
    — J’avais oublié un rendez-vous, mon pigeonneau. Mais je ne serai pas long. Vers quatre ou cinq heures de l’après-midi, tu me verras de nouveau à tes pieds.
    — Tu ne déjeuneras même pas avec moi ?
    — Hélas ! dit Kisiakoff, et il écarta les bras dans un geste impuissant.
    Une panique subite s’empara de Volodia. Il ne voulait pas rester seul. Il hurla :
    — Tu n’as pas le droit !
    Kisiakoff abaissa sur lui un regard aigu et noir, gonfla le ventre, gronda :
    — Pas de scandale. Tu n’es plus un enfant. Tu es un homme. Je sais que je peux te laisser seul.
    Volodia serra les poings :
    — Crapule ! Crapule ! grognait-il. Tu me paieras ça !…
    Sans répondre, Kisiakoff se dirigea vers l’antichambre. Volodia l’entendit chausser ses galoches de caoutchouc, décrocher son manteau, son chapeau, sa canne. Lui-même demeurait sur place, immobile, privé de force et de raison. La porte d’entrée retomba avec un bruit sourd. Volodia courut à la fenêtre. Ayant soulevé le rideau de tulle, il vit bientôt la silhouette massive de Kisiakoff qui se détachait, comme celle d’un insecte obèse et noir, sur la blancheur duveteuse de la rue. Il s’éloignait à grands pas. Il fuyait la maison maudite. Lorsqu’il eut disparu, Volodia colla son front contre la vitre et resta un long moment à contempler la chute légère de la neige dans l’air gris. Ensuite, il s’écarta de la croisée et s’assit lourdement sur le canapé, devant la valise ouverte.

V
    Vers la mi-janvier 1915, après un court séjour aux environs de Varsovie, le régiment des hussards d’Alexandra fut appelé pour renforcer les positions russes établies sur la rive droite de la Bzoura. Un système de tranchées longeait le cours de l’eau, depuis le confluent de la Bzoura avec la Vistule, jusqu’au hameau à demi détruit de Prjdenslavitsé. L’état-major du régiment s’était fixé à huit verstes en arrière, dans le village de Sliadoff. Dès le 18 janvier, trois escadrons de hussards, laissant leurs chevaux à Sliadoff, montèrent en ligne pour relever une formation de dragons qui tenait le secteur depuis deux semaines. Les hussards étaient humiliés de se voir privés de leurs montures et traités comme des fantassins. Mais la nouveauté de l’expérience les

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