Le salut du corbeau
déchirant le ventre de leur mère. Tu es une vipère. C’est à cause de toi qu’elle n’a jamais pu en avoir d’autres…
Louis se pencha au-dessus de Firmin et analysa dans sa bouche le goût violent du sang de son père.
« Mon père, c’est l’autre », dit sa conscience.
Il posa la main sur le front de Firmin, lui arracha le cœur et dit doucement :
— Je ne fais que reprendre ce que vous m’avez enlevé.
Au loin, le ciel échappa un grondement sourd. La pluie ne commença à tomber que lorsque l’homme eut atteint une clairière qui menait aux berges du ruisseau. Là, il s’arrêta et sentit vaguement les gouttes invisibles s’égrener sur son corps, le long de ses bras, sur ses joues hérissées de barbe, sur son dos couvert d’anciennes lacérations.
Louis eut l’impression d’ouvrir les yeux. Le brouillard était toujours là et pourtant, il ne l’apaisait plus. Trop d’images en avaient surgi. Une pensée l’obsédait. Elle le contraignait à essayer de se dégager, de s’éloigner enfin : « Ce n’est pas ce sang-là qui circule dans mes veines. Ma voix dit mes mots à moi. Le mal qui prolifère en moi est le mien. Je suis mauvais. » Il reconnut cette pensée. Mais il reconnut aussi une autre voix, aimable celle-là, qui lui dit :
— Le moyen de te délivrer existe bel et bien. Ta seule erreur vient du fait que tu ne le cherches pas au bon endroit.
— Où dois-je aller, alors ? demanda la voix de son souvenir.
— Nulle part. Il est déjà en toi, où que tu ailles, avait répondu l’abbé.
Un visage apparut, nimbé par le brouillard. Il avait un regard un peu fuyant. Cela rappela quelque chose à Louis, et une voix de jadis s’éveilla :
— Je cherchais sans trêve à expier ma faute. On eût dit qu’il n’existait nulle part de peine assez grave pour moi. Je ne parlai pas davantage lorsque, quelques années avant ta venue, le monastère hébergea pendant un certain temps un garçon qui m’était devenu très proche.
Le visage fit une pause et regarda Louis. Cette dernière image était différente des autres. Elle était en train de devenir stable, presque tangible, sans toutefois parvenir à dissoudre le brouillard qui l’entourait. L’image reprit la parole :
— Un moine n’a pas d’identité. Au cloître, j’ai dû revêtir un habit qui ne me convenait pas. Mon nom ne m’allait plus. Néanmoins, j’ai dû les porter tous deux et apprendre à m’y sentir à l’aise.
— Je ne comprends plus rien, dit Louis.
Le brouillard se volatilisa brusquement et fut remplacé par une forte pluie qui avait la tiédeur du lait maternel. Louis sursauta. Il reprit conscience de lui-même et du visage qui était toujours là. C’était celui de Lionel. Ce moine le regardait en silence. Louis fut pris d’un léger vertige.
Trois jours après la naissance du bébé, une statue trempée surgit du rideau de pluie pour se planter sans bruit sur le seuil du manoir. Il faisait encore nuit, et tout le monde dormait. Sauf Lionel. Ce fut lui qui posa les yeux sur les grandes mains de Louis. Elles serraient prudemment les deux pans du floternel* noir contre une poitrine qui semblait être privée de tout souffle. Sur un visage ruisselant, parfaitement immobile et parsemé de barbe, deux prunelles fixes luisaient d’un éclat minéral. Cette apparition lui donna froid un court instant. Il avait passé les dernières heures seul dans la grande pièce à vivre. Seul, il l’était encore, parce que Louis, quant à lui, semblait ne pas être vraiment là. Le moine ne sentait aucune chaleur, aucune présence.
D’abord il ne sut que dire ni que faire. Il avança de quelques pas anxieux en direction de l’homme tout en se demandant s’il n’allait pas tomber à l’instant raide mort, une dague fichée en plein cœur. Mais Louis ne fit rien. Lionel se risqua à lui demander :
— Veux-tu te réchauffer ?
— Oui, dit Louis d’une voix sans timbre.
Lionel s’effaça pour laisser entrer le géant, qui marcha jusqu’à l’âtre sans manifester l’intention de retirer ses vêtements trempés. « Le moment est venu de savoir si l’orfèvre peut retravailler son œuvre ou s’il doit la remettre à la fonte », songea le religieux. Il alla prendre une grande couverture de laine grise pliée qu’il revint lui présenter. Il n’osa pas lui proposer de se défaire de ses habits mouillés. Louis n’eut aucune réaction. Alors, il déplia la couverture
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