Le salut du corbeau
le pousser vers la porte.
— Allez-y. En vitesse. Thierry, surveille le petit.
— J’ai la lettre sur moi, maître. Mais, sur mon âme, je sollicite un entretien en privé avec vous.
— Ça va, ça va, j’ai compris.
Louis le bouscula jusqu’à la porte d’entrée. Pendant que Lionel endossait sa vieille houppelande, il prit une esconse*, et les deux hommes sortirent ensemble dans la cour.
Ils s’éloignèrent suffisamment, jusqu’à un endroit non loin de la mare où chantonnait un invisible ruisselet de printemps.
Le père Lionel sortit un petit parchemin très usé de sa coule et le déplia. Il expliqua :
— En fait, je l’ai depuis des années. C’était par couardise que je l’avais laissée là-bas. Elle est ma guerre et mon combat. Vous avez connu la guerre, n’est-ce pas ?
Louis hocha la tête. Il était devenu très calme.
— Alors vous devez savoir qu’un guerrier ne se plaint jamais. Il sait qu’il n’a aucune chance de vivre s’il ne prend pas le risque de perdre la vie…
— Oui, je le sais.
— Vous, vous ne craignez pas la mort. Vous me l’avez dit une fois. J’ai été étonné de découvrir chez vous cet aspect typiquement épicurien (57) .
— De quoi ?
— Épicure a dit : « Nous n’avons absolument pas à nous préoccuper de la mort : lorsque nous existons, la mort n’existe pas, et lorsque la mort est là, nous n’y sommes plus. »
— Ah. Il a raison. C’est mieux ainsi. La vie est pire. Elle est plus cruelle que nous. Alors, cette lettre ?
— Oui. La lettre.
Le bourreau éleva sa lanterne afin que le moine pût lire :
Dieu mit Abraham à l’épreuve,
et lui dit :
— Abraham ! Et il répondit :
— Me voici !
Dieu dit :
— Prends ton fils, ton unique, celui que tu aimes, Isaac ; va-t’en au pays de Morija, et là offre-le en holocauste sur l’une des montagnes que je te dirai.
Abraham se leva de bon matin, sella son âne, et prit avec lui deux serviteurs et son fils Isaac. Il fendit du bois pour l’holocauste et partit pour aller au lieu que Dieu lui avait dit. Le troisième jour, Abraham, levant les yeux, vit le lieu de loin. Et Abraham dit à ses serviteurs :
— Restez ici avec l’âne ; moi et le jeune homme, nous irons jusque-là pour adorer, et nous reviendrons auprès de vous.
Abraham prit le bois pour l’holocauste, le chargea sur son fils Isaac, et porta dans sa main le feu et le couteau. Et ils marchèrent tous deux ensemble. Alors Isaac, parlant à Abraham, son père, dit :
— Mon père !
Et il répondit :
— Me voici, mon fils !
Isaac reprit :
— Voici le feu et le bois ; mais où est l’agneau pour l’holocauste ? Abraham répondit :
— Mon fils, Dieu se pourvoira lui-même de l’agneau pour l’holocauste. Et ils marchèrent tous deux ensemble. Lorsqu’ils furent arrivés au lieu que Dieu lui avait dit, Abraham y éleva un autel et rangea le bois. Il lia son fils Isaac et le mit sur l’autel, par-dessus le bois. Puis Abraham étendit la main et prit le couteau pour égorger son fils. Alors l’ange du Seigneur l’appela des cieux et dit :
— Abraham ! Abraham !
Et il répondit :
— Me voici !
L’ange dit :
— N’avance pas ta main sur l’enfant, et ne lui fais rien ; car je sais maintenant que tu crains Dieu, et que tu ne m’as pas refusé ton fils, ton fils unique.
Abraham leva les yeux et vit derrière lui un bélier retenu dans un buisson par les cornes ; et Abraham alla prendre le bélier et l’offrit en holocauste à la place de son fils (58) .
Le verset n’allait pas plus loin.
Louis connaissait bien cette histoire pour l’avoir déjà entendue. Il avait même jadis vu un vitrail qui la représentait. Lionel leva les yeux sur lui, qui le regardait. La lueur flageolante de la lanterne éclairait son visage comme un masque suspendu dans le vide.
Sous la calligraphie soigneuse de la citation, une note hâtive avait été griffonnée. Lionel lut :
Comme Dieu arrêta la main du pieux Abraham, ainsi moi, j’arrête la tienne. La vérité te rendra libre.
Le ruisselet chantonna tout seul, oublieux du monde. Les cheveux à la base du cou de Louis sursautèrent à cause d’une brise soudaine.
— C’est tout ? demanda-t-il.
— C’est suffisant, vous ne croyez pas ? Douze versets et tout est dit. Le Seigneur ne veut pas que le fils soit sacrifié.
— Qui parle de sacrifier l’enfant ? Il n’en mourra pas.
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