Le salut du corbeau
siège haut perché sans aucune matière salissante à étudier.
— Les arbres fruitiers croulent sous les fleurs. Si l’on n’essuie pas d’orage violent, ça promet de ce côté-là aussi. Décidément, le monde est bien fait, parce que, comme on dit : « Après la poire, le vin ou le prêtre (61) », cita Hubert. Le vieil homme trancha un peu du saucisson qui avait été mis à la disposition de quiconque en réclamait. Adam était de ceux-là : sa petite main péremptoire tapotait la table et il criait à tue-tête :
— Mioumioum !
Thierry se servit et entreprit d’agacer la menotte insistante de l’enfant dont les protestations passèrent rapidement au jeu. Lionel sourit à Louis qui mangeait en silence et annonça :
— Je suis enfin parvenu à conclure un marché avantageux pour notre écorce, Louis (62) . Un marchand de Paris nous l’achètera, moyennant quoi il s’engage à me fournir des plantes tinctoriales de bonne qualité.
— Quel genre de plantes ?
— Eh bien, d’abord, il m’a assuré être en mesure de se procurer de la guède dans le Midi. C’est beaucoup plus accessible que le pastel pour le bleu, bien que nous soyons aussi capables d’avoir du vrai pastel. C’est curieux, mais il y a cinquante ans à peine il n’y avait presque aucun moyen de mettre la main là-dessus. Enfin. Nous aurons également de la garance pour le rouge et de la gaude pour le jaune.
— L’accalmie de la guerre doit être pour quelque chose dans cette amélioration des échanges commerciaux, fit remarquer Jehanne.
— Si on peut dire qu’il y en a une, dit Thierry.
— Si je ne me méprends pas, le roi Édouard a commis une grave erreur lorsqu’il a refusé de morceler sa précieuse Aquitaine par traité au profit de Charles le Mauvais, n’est-ce pas ? demanda Hubert.
Jehanne répondit :
— Tout juste. Ce faisant, il a perdu son plus précieux allié sur le Continent et c’est aussi bien : la Navarre et la France font de nouveau cause commune, et on voit le résultat. Une ère de prospérité s’annonce enfin pour la Normandie si durement éprouvée.
Lionel demanda à Louis :
— Est-ce que tu sais quel impact cela peut avoir sur la prévôté de Caen ?
La question était habilement tournée de façon à ce qu’elle ne mentionne pas nommément la fonction de Louis. L’habitude leur en était restée.
Mais personne ne connut l’opinion de Louis en la matière : alors que celui-ci quittait la table, le temps d’allumer une première chandelle, Adam décida que cette conversation ennuyeuse méritait d’être interrompue par le lancer spectaculaire d’une pleine écuelle dont le contenu, une purée de navets, s’étoila au pied de son trône improvisé.
— Miséricorde. Il doit être fatigué pour être acariâtre comme cela, dit Margot en se levant pour ramasser la bouillie dont seul le cochon allait se régaler.
Adam, le visage chiffonné, leva les yeux vers son père qui passait près de lui et le contournait sans s’en occuper, sans même lui jeter un coup d’œil. C’était sa façon à lui de montrer que ce pleurnichement l’agaçait et qu’il désapprouvait ce genre d’inconduite.
Chapitre VIII
L’enfant qui fit naître
Hiscoutine, février 1376
Pour Adam, l’année précédente avait été consacrée à l’abandon graduel des derniers vestiges d’une identité embryonnaire qui en avait fait jusque-là un être incomplet dont les choix n’avaient pas été les siens propres. L’ébauche était maintenant complétée, et le moment était venu de se mettre au travail. Il commença à se rendre compte de qui il était et de ce qu’il voulait, lui. Ce n’était pas toujours ce que les autres voulaient. En même temps que ce dévoilement de sa volonté vint celui de sa conscience. Et là où il n’y avait toujours eu que de vagues échos, le soleil se leva sur la plage d’une mémoire encore intacte. L’astre y pénétra, soulevant les brumes de sa vie de bébé. Les yeux de l’enfant s’ouvrirent pour de bon. Il était soudain prêt à reconnaître les splendeurs du monde et à s’en faire des parures. Adam se mit à écumer sa plage pour y récolter ses premiers vrais souvenirs comme autant de coquillages et de cailloux, disparates mais fascinants. Ils consistaient en toutes sortes de précieux petits riens dont Adam fit son premier bagage, de la même façon que tout être compose le sien. Chacun ramasse sa poignée d’objets
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