Le salut du corbeau
colorés par les nombreux émerveillements de la prime enfance alors qu’il se tient à un bout de sa vie, et il la conserve dans ses poches jusqu’à ce qu’il soit parvenu à l’autre bout.
Les premières trouvailles dont Adam s’emplit précieusement les poches composaient un mélange inusité. Car parmi la surabondance de jolis cailloux tachetés et de mystérieux colimaçons rosâtres abandonnés par leurs propriétaires, l’enfant découvrit quelques agates noires à propos desquelles il n’arrivait pas à se faire une opinion quant à savoir si elles étaient belles ou non.
Lorsque Père quittait enfin la grange aménagée en atelier temporaire, ce bâtiment se transformait en un lieu magique où tout devenait possible. Chaque jour, Adam s’y glissait à l’insu de tous afin d’y dénicher les mystérieux objets qui s’étaient auparavant terrés, invisibles, dans quelque recoin obscur. Le tombereau et toutes sortes d’outils avaient été repoussés le long d’un des murs. Près d’une fenêtre en parchemin huilé, Père avait installé une large planche sur deux tréteaux. Dessus était posée une structure de bois étrange qui ne ressemblait encore à rien. Elle parlait une langue inconnue dont le garçonnet appréciait le mystère. Il en caressait inlassablement les courbures lisses et les chevilles dont les extrémités dépassaient encore un peu. Mais il se gardait bien de toucher aux outils et n’avait aperçu qu’une fois, par accident, un de ces instruments dangereux dont l’usage était voué à un culte secret que Père appelait le « travail ». Mais tout cela importait peu puisque la chose qu’Adam préférait entre toutes était un petit escabeau dont il s’était fait un cheval. Invariablement, le galop de ce fougueux coursier rendait son enthousiasme trop bruyant et finissait par attirer dans la grange le géant taciturne, qui revenait toujours le chercher trop vite pour le ramener à la maison. Adam quittait donc à regret sa monture pour suivre docilement son père qui l’attendait à la porte.
Louis laissait volontiers aux femmes le soin de ramener le petit à l’ordre, de le cajoler pour mieux le persuader, d’amender certaines de leurs exigences lorsque plus rien n’y faisait. Si Mère était le centre de l’univers, autour d’elle gravitaient d’indispensables planètes. D’abord, il y avait le père Lionel, qui s’était donné pour mandat d’inoculer à Adam les premiers ferments d’une scolarité encore à venir, ainsi que de solides principes moraux parmi lesquels figurait, comme si cela allait de soi, quelque distrayante partie de marelle ou de billes.
— Quel est le prénom de Mère ? lui avait un jour demandé le moine.
— Jehanne, avait répondu Adam.
— Très bien. Et quel est celui de Père ?
Le garçonnet avait hésité. « Mais bien sûr, il doit avoir un prénom. Tout le monde a un prénom », avait-il pensé en regardant « Perlionel » et en y réfléchissant très fort. Soudain, il avait trouvé une solution de dépannage :
— « Maître ».
Il avait été soulagé de les entendre rire, et le nom de « Louis », qui lui fut révélé, devint un précieux petit coquillage à enfouir dans sa poche.
Toinot et Thierry étaient de grands frères taquins qui, à chaque jour, se réservaient un moment pour jouer avec lui. Ils dégageaient une odeur de sauvagine qui l’attirait, mais aussi l’intriguait bien un peu, sans doute parce que Père sentait toujours bon le savon. Hubert, quant à lui, faisait office de grand-père. Il était un peu sourd et c’était sur ses genoux qu’il allait se pelotonner le soir au coin du feu, juste avant le coucher, pour se faire raconter une fable, jamais la même. Le répertoire d’Hubert était inépuisable. Blandine et Margot, elles, n’allaient pas l’une sans l’autre. Elles étaient les satellites maternels qui prodiguaient, selon le besoin, gâteries ou câlins et, chose fort utile, elles savaient se faire les défenderesses de la bonne cause, la sienne assurément, lorsqu’il commettait une bêtise. Comment pouvait-on en vouloir longtemps à cet enfant aux allures d’angelot, avec ses abondantes boucles d’or vieilli légèrement cuivré et ses yeux couleur de pluie pailletés de minuscules fragments d’arc-en-ciel ?
Il était facile pour Adam de comprendre tout son petit monde. Sauf Père. Lui, il était un cas à part, une espèce de déité qu’il aimait et
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