Le salut du corbeau
soupe avec un bout de pain sans manifester d’impatience. Sam ne sut comment il trouva la hardiesse d’aborder le sujet qui n’avait cessé de le tourmenter :
— Et le petit ?
— Un garçon. Six ans.
— Je veux dire…
— Adam Ruest.
Ce nom fit à Sam l’effet de vents contraires se prenant dans la voile d’une nef amarrée.
— Adam ?
— Oui. En l’honneur de ton grand-père.
— Alors, c’est moi…
— Je n’ai pas dit ça. J’ai dit que son nom est Adam Ruest.
La voix de Louis était posée, et son regard fixe, quoique froid, était dénué de toute malice. En désespoir de cause, Sam y alla de son dernier recours :
— Mais auquel de nous deux ressemble-t-il le plus ?
— À aucun. Il lui ressemble, à elle.
Hormis pour la teinte vaguement rousse des cheveux, c’était la vérité.
Sam demanda, les larmes aux yeux :
— N’y a-t-il vraiment aucun moyen sûr de savoir…
Louis se leva et ramassa la vaisselle sale. Il dit :
— Tu sais tout ce qu’il y a à savoir, Aitken. Il me semble que j’ai été assez clair. Maintenant, va dormir. Il y a du foin frais et des couvertures pour toi sous les combles, mais inutile de chercher de la goudèle*. Nous partons à l’aube.
*
Le Louvre, été 1378
— Baillehache ? appela une voix inconnue dans la pénombre.
— Messire.
— Où est l’Escot* ?
— Aux écuries. Il ne voulait pas être vu ici avec moi.
— Je le comprends. Veuillez me suivre.
Les mains invisibles de Thomas l’Allemant (68) , qui avaient haussé la grille menant à la cour, la laissèrent retomber avec fracas.
Ensemble, les deux hommes gravirent un escalier en colimaçon à peine éclairé. Louis, qui s’était attendu à un nid en dessous de l’échafaud ou, au mieux, à une paillasse dans le coin d’une cellule, reçut en pleine figure la lumière presque aveuglante d’une petite chambre. Un bon lit de paille couvert d’une fourrure l’attendait, ainsi qu’un feu allumé dans l’âtre. On avait posé sur un coffre un pain de Gonesse*, du vin, du fromage et une écuelle de viande. C’était assez inattendu.
— Je suis reconnaissant, messire, dit Louis.
— Croyez-moi, je n’y suis pour rien, dit Thomas l’Allemant avant de sortir.
Louis nota que l’homme verrouillait sa porte de l’extérieur.
Cette matinée-là, le dernier messager avait tout juste quitté la salle d’audience. L’heure de la sieste avait été dépassée et pourtant, Charles V ne quittait pas son siège. En gentilhomme accompli, le sire de La Rivière, un membre de la Cour, profita de l’accalmie pour lui confirmer la nouvelle qu’il semblait attendre :
— On m’informe que l’homme du gouverneur de Fricamp attend dans l’antichambre, Majesté.
— Pouvez-vous me dire s’il s’agit du même ?
— Il a nom Baillehache, Majesté.
— Bien, bien. C’est lui. Le mari de la petite d’Augignac. Faites entrer, je vous prie.
Charles fit une moue de dédain qui n’échappa pas à son épouse, la reine de France, dont les genoux étaient couverts de luxueux taffetas. Le visage niais, hypocrite, de Jeanne de Bourbon, sous son touret* élaboré qui semblait davantage destiné à distraire le regard qu’à parer, s’éclaira d’un sourire malveillant. Certaines de ses dents ressemblaient à de petits morceaux de bois humides. Elle chuchota au roi, tandis que l’huissier s’occupait d’introduire le visiteur :
— Vous avez toujours haï les représentants du peuple. Pourquoi tant d’égards pour recevoir celui-ci ?
Ce mépris ne datait pas de la veille. Dauphin, le roi l’éprouvait déjà. Pendant les troubles de sa régence, le Navarrais, au pinacle de sa popularité, était parvenu à obtenir de lui la libération de soi-disant criminels détenus tant au Châtelet que dans les autres prisons de Paris, y compris celle de l’abbé de Saint-Germain-des-Prés.
Il dit à la reine :
— Ce n’est pas un représentant du peuple, mais un humble fonctionnaire de justice. Ceux-là sont plus enclins à servir.
— Mais il appartient tout de même à ce de Fricamp qui est un visage à deux faces. Vous n’oubliez pas, j’espère, qu’il fut jadis loyal à votre beau-frère.
— Justement, je n’oublie rien. Cela dit, je puis vous certifier que le gouverneur de Caen nous est désormais acquis. Et de cela, j’ai bien l’intention de me servir. Patientez et vous verrez, ma dame, comment je m’y prends pour
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