Le salut du corbeau
demanda l’aumônier.
— Je n’en ai pas la moindre idée, dit Louis, d’une voix glaciale et soudain très calme.
Le bourreau n’eut pas de scrupules à porter la main sur un homme de Dieu : il saisit le grand moine frêle à la gorge et serra d’une façon particulière, trop inoffensive pour ressembler à une strangulation. Lionel, subjugué par l’image qu’il avait lui-même créée, se garda de se défendre. Il se contenta de regarder son agresseur dans les yeux.
— Toute cette rancœur et cette colère… dit-il tout bas.
Les doigts du bourreau avaient momentanément interrompu la circulation sanguine des artères carotides. Lionel sentit ses forces le quitter et ses jambes cédèrent sous son poids. Louis le laissa s’effondrer et le poussa de quelques coups de pied sous la table.
— Gardez votre pitié pour ceux qui en veulent, lui dit-il avant de sortir.
*
L’isolement pesait sur les habitants d’Hiscoutine bien davantage en été qu’en hiver, puisque pendant la mauvaise saison ils ne s’attendaient pas à autre chose qu’à cet isolement. Mais, une fois passée la frénésie des semailles qui succédaient presque sans transition aux neiges, un désœuvrement tout particulier s’abattait sur la ferme : par l’effet de quelque magie portée par les vents, on avait envie d’abandonner pour un temps ses petites habitudes et de voir autre chose que les mêmes champs bordés des mêmes peupliers. Des visites inopinées se multipliaient et les ragots devenaient soudain plus savoureux. Les extravagantes fables que Sam leur avait servies jadis devenaient tout à coup crédibles. Qui pouvait affirmer avec certitude que les elfes n’existaient pas et que cette oie qu’ils devaient sans cesse éconduire de la maison n’était pas en fait une princesse à qui on avait jeté un sort, une fois qu’on avait vu Louis céder d’assez bonne grâce à la volonté de sa femme qui avait envie de faire la fête ?
Jehanne n’avait plus reçu de nouvelles de Sam, à l’exception d’une seule. Le 1 er mai, de bon matin, elle avait trouvé à sa fenêtre une branchette garnie de ses feuilles encore toutes jeunettes ainsi que quelques ramilles des premiers muguets. Louis les avait vues aussi et les avait jetées au feu.
— Peut-être avez-vous envie d’aller cueillir le mai ? D’aller en ville vous déhancher autour du poteau plein de guirlandes ? lui avait-il demandé avec dérision.
Jehanne n’avait pas répondu. Pendant ce temps, le même livreur de fleurettes était passé par la maison de Bertine afin de laisser, à la fenêtre de l’une de ses pensionnaires, une branche de sureau chargée de coquilles d’œufs (22) .
Une fois venue la Pentecôte, au septième dimanche après Pâques, la température s’était considérablement réchauffée. Cela n’avait pas manqué de donner lieu à une autre fête qui, elle, s’était tenue à la ferme. De nombreux voisins s’étaient invités chez Louis et avaient un peu trop compté sur la générosité de son cellier pour pouvoir « gaiger » leur hôte, c’est-à-dire le surprendre le lendemain en train de faire la grasse matinée, le traîner nu dehors et l’arroser d’eau froide. C’était plutôt un Louis étonnamment en forme qui les avait surpris et ce, dès l’aube. Ils n’avaient pas encore dessaoulé. Il les avait lui-même balancés un par un dans le ruisseau.
Et soudain, entre les travaux de la ferme et ces premiers amusements de la belle saison, on s’était retrouvé sans crier gare au solstice d’été. C’était habituellement à ce moment-là que survenaient toutes les invitations qui avaient été incapables de s’infiltrer ailleurs.
*
Caen, fête de la Saint-Jean 1371
Un garçon d’une douzaine d’années posa dans une barge son fagot de branchages destinés à alimenter l’immense foyer que l’on avait érigé à l’embouchure de l’Orne, sur la plage située à quatre lieues de la ville que l’on pouvait atteindre en trois ou quatre heures. Cet endroit soigneusement choisi allait accueillir un grand feu de joie dès la tombée de la nuit. Il sourit à sa petite sœur qui, comme lui, avait la bouche et le menton tout collants de miel. Il s’essuya du revers de la main, sans s’apercevoir que ce faisant il s’était barbouillé avec un peu de terre.
— J’ai vu des fraises dans le panier de Mère. Et lorsque je suis entré dans la cuisine tout à l’heure, ça sentait la volaille
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