Le salut du corbeau
traits durs ne trahit aucune impatience, aucune colère. Mais il émanait de lui une autorité implacable. Il porta un regard froid et calme autour de lui. Soudain, quelqu’un parmi la foule attira son attention. Au fond de ses prunelles sombres s’alluma une petite flamme inquiétante, cruelle. Mais il ne faisait toujours rien. Un jeune homme dont l’œil droit était poché et complètement fermé trébucha près du cheval noir, qui hennit nerveusement et fit un écart brusque, malgré la poigne de fer de son maître. Tonnerre n’appréciait pas l’odeur que dégageait cette foule d’ivrognes, et celle de cet homme-là plus particulièrement lui rappelait une expérience désagréable. Pendant qu’il accordait au fêtard maladroit le temps de se relever, les mains du bourreau resserrèrent imperceptiblement les guides.
— Messire le Faucheur, je vous salue ! s’exclama Sam. Vous ne m’en voudrez pas, je l’espère, d’être présent à une fête offerte par la cité qui se trouve à être mon lieu de résidence ?
Il s’inclina obséquieusement. On eût dit que ce simple geste avait éveillé chez le géant en noir un instinct meurtrier jusque-là soigneusement gardé en veilleuse. Mais là encore, Louis se contrôla. Il y avait trop de monde alentour pour faire une scène qui n’eût pu qu’être dégradante pour lui. Sam le savait et il avait visiblement décidé d’en profiter.
Louis répondit d’une voix mielleuse :
— Tu as tout autant le droit d’y assister que moi, Aitken. Je sais faire farine à tout vent. J’ai même apporté ce qu’il faut.
D’une petite tape, il désigna ses fontes.
— Ah oui ? Et qu’est-ce que c’est ? Du vin ?
— Non. De la chevestre*. La même.
— Bernique ! On peut dire que vous avez de la suite dans les idées, vous.
— Plutôt, oui.
— À propos, il va y avoir une surprise pour vous sur la plage, tout à l’heure.
— Je n’aime pas les surprises. En particulier lorsqu’elles viennent de toi.
— Celle-là, vous l’aimerez, c’est garanti. D’ailleurs, j’en ai une autre à vous montrer, et elle est pour tout de suite.
À cet instant survint la seconde personne que Louis ne souhaitait pas rencontrer : Desdémone. L’ancienne prostituée souriait béatement sans avoir l’air d’être tout à fait sûre de ce qu’elle pouvait bien faire là. Sam la prit par les épaules et la serra contre lui.
— Au début, ça n’a pas été facile de nous entendre, elle et moi. Mais à présent, on ne se lâcherait plus. À malin, malin et demi. C’est une femme d’expérience, beaucoup plus capable qu’elle en a l’air. Pas vrai, ma vieille ?
— Toujours aimé les beaux garçons, toujours, répondit Desdémone d’une voix vague et distraite.
En présence de Louis, elle ne semblait pas tout à fait rétablie de la folie passagère dans laquelle l’avait plongée la séance de torture, même si, par ailleurs, son comportement était normal.
— Que voilà un beau couple, dit Louis dont les commissures des lèvres se retroussèrent.
C’était inespéré et il lui fut très ardu de ne pas s’en montrer trop ravi. Soudain, la compagnie de Sam ne le dérangeait plus autant.
— C’est à vous que je dois cet heureux dénouement, dit Sam. Alors, on fait la paix et on soupe ensemble ?
— Si tu y tiens.
Sam éleva joyeusement son flacon.
— À la bonne heure, Baillehache ! Puisque vous avez déjà la corde, moi, je m’occupe du vin.
Sur ce, il but et fit un clin d’œil à Louis avant de reculer dans la foule avec Desdémone.
— Place ! Place ! ordonna le cavalier noir d’une voix plus puissante qu’à l’ordinaire.
Même s’il ne pouvait s’empêcher de soupçonner qu’il devait y avoir anguille sous roche quelque part, Louis était content. Sam enfin mis hors course, c’était un souci de moins à ne pas prendre à la légère. Il talonna sa monture, la contraignant à se ménager un passage de gré ou de force. Le cheval roulait des yeux furieux, sentant des membres ou des corps se dérober juste devant ses sabots. Les gens se bousculaient et criaient encore plus autour de lui, sans lui porter davantage attention. Le passage se refermait sitôt le cheval passé.
Le bourrel* ne put voir la grosse poignée de monnaie de billon* qui passa de la main de l’Écossais à celle, mal assurée, de Desdémone. Sam fut très content de lui-même : sa diversion avait pris. Avec Desdémone comme
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