Le salut du corbeau
changements qui ouvriront l’accès à une évolution différente. C’est cette sublime altération qui se nomme libre arbitre ou conscience pour l’un, et pur miracle pour l’autre. Car, mon cher ami, vous n’êtes pas sans savoir que les saint Paul sont une rareté en ce monde, tout comme le sont les chemins de Damas. La rencontre des deux éléments propices à la provocation du changement voulu est en soi miraculeuse. Cela dit, elle n’est pas impossible, puisque rien n’est impossible à Dieu. Et comme rien n’est impossible à Dieu, il m’est peu sage d’en discuter avec trop de scepticisme.
Pour pouvoir compenser les trop rares bonheurs de sa petite enfance, il faudrait à votre protégé une expérience qui soit de nature à le perturber d’une façon radicale et même dramatique, afin que soient réduites les souffrances dues à tous ces stigmates qu’il porte encore.
Profondément émue par sa lecture, Jehanne posa le parchemin sur le bureau. Elle regarda autour d’elle en se demandant pourquoi cette lettre avait été laissée là. On eût dit qu’elle y avait été mise exprès pour qu’elle la découvre. Sans le père Lionel, cet idéal, maintenu avec tant d’ardeur pendant des années, semblait avoir perdu toute signification. Elle dit, à haute voix :
— Croyez-vous encore cela possible, mon père ? Moi pas. Nous avons tout essayé et ça ne sert à rien. C’est lui qui est parvenu à nous transformer et non l’inverse. Vous n’êtes plus là et Sam non plus. Il éloigne ou fait périr tous ceux qui daignent l’aimer.
Elle posa une main douce sur son ventre.
— Notre tour est pour bientôt.
*
Saint-Germain-des-Prés, hiver 1371-1372
Depuis son retour à l’abbaye il y avait de cela maintenant un mois, le père Lionel n’avait plus ouvert la bouche. Il s’isolait autant que possible du reste de la communauté, ne prenait qu’un maigre repas quotidien accompagné de vin coupé d’eau et dormait à même le plancher de sa cellule. Il avait repris son ancien mode de vie avec une espèce de furie. Le cilice qu’il portait au-dessus du cœur laissait une tache sombre sur sa coule poussiéreuse.
Le vénérable abbé Antoine était grabataire. Il avait beaucoup maigri, mais cela ne l’empêchait pas de continuer à veiller sur son petit univers avec une rassurante paternité. Lionel avait fait l’objet d’une attention toute particulière et il s’était fait un devoir de l’accueillir le jour même de son arrivée. Il lui avait peu parlé, alors. Mais ce mois de réclusion écoulé, il le convoqua de nouveau un matin, peu après laudes*.
— Vous avez été malheureux. J’en suis désolé, lui dit-il en lui prenant la main dans les deux siennes alors qu’il s’agenouillait devant le grabat pour poser sur les doigts usés son front brûlant.
Antoine parlait désormais très lentement, et sa voix était celle d’un vieillard qui avait beaucoup vu, mais trop peu dit.
— J’ai sans cesse prié pour vous, mon père. Et, avec ce qu’il me reste de souffle, je prierai encore. Parce que votre tâche n’est pas finie. Tenez, j’ai ici quelque chose qui vous appartient en propre et que j’ai le devoir de vous remettre.
L’abbé se mit au visage un étrange assemblage et expliqua :
— Ce sont des fragments de verre bombé qui grossissent les objets. Cela nous vient des Sarrasins. Grâce à cet appareil, les vieux hommes comme moi peuvent encore lire et étudier, ce qui aura pour effet, je l’espère, d’accroître les connaissances humaines.
Il enfouit une main qui tremblait un peu sous le coussin dur contre lequel sa tête s’appuyait et lui tendit un vieux bout de parchemin plié. Lionel ne le prit pas.
— Vous l’avez reconnu, je le sais. C’est ce bout de papier qui fera en sorte que vous soyez de nouveau envoyé dans le monde sauvage qui est naïvement persuadé de voir sa foi s’intensifier à cause de l’excitation violente, massive de ses pèlerinages en série et de ses miracles de pacotille. Je sais cela et je le déplore.
Antoine ferma les yeux et soupira. Il ne faisait que racler la surface et il le savait.
— J’ai toujours été convaincu que vous étiez davantage fait pour vivre parmi les pauvres franciscains. Ce que j’ai appris sur votre compte a cependant démenti ma conviction. Des livres, père Lionel. Je n’ai nul besoin de vous dire qu’un grand nombre de ces ouvrages n’étaient pas recommandables. J’ai eu
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