Le salut du corbeau
et ces paroles que vous venez de prononcer ne sont pas les vôtres. Ce sont celles de votre protégé qui, quant à lui, est un dur.
— C’est vrai. Il est révolté depuis toujours.
— Je le sais, je l’ai vu quelquefois. Pourtant, voyez comme vous vous ressemblez, tous les deux. Comme le plomb ressemble à l’or. Je veux dire comme le plomb peut avoir une ressemblance potentielle avec l’or et ce, avant même le début du travail de l’alchimiste. Oui, vous vous ressemblez dans votre structure même.
— Comment cela ? demanda Lionel sans conviction.
— Vous aussi, vous avez peur.
— Partez.
— Inutile d’essayer de vous cacher. Je sais tout, Lionel. Rappelez-vous vos lettres. Ce n’est pas d’hier que j’entretiens des soupçons à ce sujet. Et, puisque vous refusez désormais à votre âme le droit de parler, j’ai la ferme intention de le faire à sa place.
Le moine baissa la tête. De grosses larmes se mirent à goutter sur sa poitrine et s’en allèrent rejoindre la tache rouge sur son cœur.
— Vous avez raison, dit-il. Tout le mal vient du père.
— Oui. Je ne peux m’empêcher de songer à Œdipe qui a tué son père et épousé sa mère.
— Comment l’avez-vous su ? Par l’abbé ?
— Non. Il n’a pas eu besoin de me dire un mot. C’est de Louis lui-même que j’en détiens le secret. Bien entendu, il l’ignore. Mais j’ai assisté au meurtre de Firmin et à ce qui s’est ensuite passé rue Gît-le-Cœur. Louis n’a cherché durant toute son enfance qu’à remplacer celui qui n’était pas là. J’ai tout vu, tout compris, et désormais il me faut en payer le prix. Je dois à présent prendre le risque de perdre mon meilleur ami, car je serai dur. Devant mon insistance, sans doute craindrez-vous mon avis et ne voudrez-vous plus me voir ensuite. Je n’ai pas le choix. Vous m’avez jadis demandé mon aide et cela, un véritable ami ne l’oublie pas. Le grand œuvre* auquel vous vous êtes voué exige de nombreux renoncements. Or, l’un de ces renoncements concerne cette paix factice dans laquelle vous vous efforcez, d’ailleurs sans succès, de vous complaire.
Lionel ne réagit pas. Nicolas reprit :
— Maintenant, oyez mes mots : hormis l’alchimiste, la seule autre personne qui puisse être en mesure de pleinement saisir le sens de ces sacrifices est la mère donneuse de vie.
Les yeux rieurs de Nicolas Flamel scintillèrent. Lionel releva la tête et sourit faiblement à son tour.
— Seigneur Dieu ! Il faut que je sois rendu bien bas pour que vous vous voyiez contraint de me mettre sous le nez pareille évidence.
— À l’origine de toute histoire humaine – qu’elle soit celle d’un seul individu ou celle d’une grande civilisation – et de toute vertu, il y a la mère et l’enfant. Tout part de là. Les aspects les plus nobles de l’existence sont d’abord et avant tout ceux qui régissent le lien sacré qui unit ces deux êtres.
— Notre Dame est la personnification suprême de ce fait : elle agit dans notre monde violent comme le principe divin de l’amour, de l’union, de la paix.
— J’ai toujours trouvé que les femmes en savaient plus long que nous à ce sujet.
Le visage du père Lionel s’animait, retrouvait une certaine couleur. Ce genre d’échange, normalement fait par voie épistolaire, leur était devenu une sorte de jeu qui visait à leur aiguiser l’esprit. Ils le savaient et s’y prêtaient volontiers, comme deux chats adultes redevenus chatons le temps de s’amuser avec une pelote de laine. Heureux, Flamel continua :
— Vous vous souvenez sans doute encore de ce qu’a dit Gilles de Rome (49) au sujet des femmes : il déplorait leur incessant caquetage et en justifiait l’existence par la faible raison de ce sexe. C’est ce genre de réflexions obtuses qui va graduellement nous aliéner toute une moitié du genre humain…
— C’est notre peur des femmes qui nous fait ainsi déraisonner. Et nous autres, hommes d’Église, sommes bien davantage soumis à cette tournure d’esprit, puisque nous devons nous défendre d’elles ainsi que des désirs provoqués par leur présence. Mais Gilles de Rome oublie une chose : la grande majorité des femmes ne savent ni lire ni écrire ; il est donc primordial que leur héritage de connaissances se transmette de façon orale.
— La femme au stade de la maternité sait mieux que quiconque renoncer à elle-même pour étendre sa
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