Le salut du corbeau
bébé ?
— Oui, du bébé et de toi.
— Pas vraiment. Ce que je sais, par contre, c’est que le bébé n’a rien à craindre. Il ne sera pas laissé dans le besoin. C’est seulement depuis que j’ai cette certitude que je me sens mieux.
— Cela se tient. Ayant trop souffert lui-même étant petit, il ne peut supporter l’idée de voir un enfant souffrir. Et il a bien raison.
— Tiens, qu’est-ce que c’est ?
Jehanne ne voulait pas entendre cela. Elle s’en voulait tant d’avoir envisagé l’avortement que c’était devenu une raison supplémentaire pour se désintéresser de son propre sort. Elle se confortait dans la perspective d’une punition abstraite qui, si elle se concrétisait, allait être amplement méritée.
Elle découvrit un sachet qu’elle ouvrit pour y planter le nez.
— Oh, du sucre. C’est bon, mais ce n’est pas cela que je cherche.
— Qui pourvoira à l’éducation du petit ? Te l’a-t-il dit ?
— Non et j’ignore s’il le sait lui-même. Une femme d’Aspremont, peut-être, puisque je ne pourrai pas lui laisser assez d’argent pour son entrée au monastère ou au couvent.
Jehanne se rassit sur un banc, près de Lionel, devant le plan de travail soigneusement récuré par Margot. Elle préférait ne pas songer, et lui non plus, que c’était à elle que revenait en premier lieu le privilège d’éduquer l’enfant. Il valait mieux ne pas trop penser non plus à ce qui l’attendait peut-être après ses relevailles, à son arrestation, au procès et au supplice qui risquait d’être exécuté par les mains mêmes de son mari. Lionel ne pouvait qu’imaginer tout ce qu’il fallait à Jehanne de force et de détermination pour orienter son avenir vers ce but ultime de donner la vie, même si cela signifiait qu’elle allait ensuite devoir renoncer à la sienne de la pire manière qui fût. Ils savaient déjà tous deux que le supplice n’était que l’une des facettes de l’épreuve à venir, que la séparation de la mère et de son enfant allait être plus terrible encore que le fer et le feu. « Des mères meurent en couches », ne cessait-elle de se répéter. Terrifiant espoir, que celui-là.
La voix douce de Jehanne interrompit le cours de ces réflexions lugubres :
— Je n’arrive pas à me décider pour un prénom. Auriez-vous une suggestion ?
— Tu me demandes cela à moi, alors que je suis à peine capable de nommer un chaton ?
— Et Scribouillard ?
— Ce n’est qu’un surnom. Tu sais bien que ce chat aime les plumes.
Soudain il baissa la tête et se passa l’index sur le sourcil. Il en regarda le bout afin de s’assurer qu’il ne s’y trouvait pas de sang, avant de dire :
— La seule fois où je l’ai fait… non, je ne peux pas. Il y a trop de choses dans un nom.
— Existe-t-il une version féminine du prénom « Lionel » ?
— J’opterais plutôt pour le saint du jour où l’enfant naîtra.
— Si j’ai un fils, j’aimerais qu’il vous ressemble.
— Aie pitié de lui, le pauvre. La muscade est cent fois plus facile à supporter que cela.
*
Hiscoutine, printemps 1372
La réponse que reçut le père Lionel à sa missive envoyée à Paris en secret ne s’était pas fait attendre :
Très estimé père Lionel,
C’est avec une grande joie que mon mari et moi-même avons appris la nouvelle au sujet de laquelle vous avez eu l’extrême obligeance de nous écrire. J’accepte volontiers en son nom et au mien l’offre du maître Baillehache d’être choisis en tant que parrain et marraine de l’enfant à naître, dans l’espoir puéril que cette démarche me rendra mon frère que je ne vois plus.
Clémence
Lionel rit tout bas et replia la courte lettre avant de la faire disparaître entre les pages d’un livre. « En voilà une autre qui ne passe pas par quatre chemins pour dire ce qu’elle a à dire », songea-t-il.
Il se planta à nouveau devant sa table de travail et posa les yeux sur un amoncellement de vieux parchemins couverts d’écriture qui dataient tous de quelques années.
— Et allons-y, leur dit-il.
La grande pièce embaumait la pâtisserie accompagnée d’un air printanier qui s’engouffrait par les volets enfin ouverts. Il s’attabla avec ses paperasses parmi les autres qui avaient déjà dîné de lamproies. À cause du carême, Margot n’avait pu que rêver de leur préparer une chaudronnée de lentilles rehaussées de lardons et de saucisses.
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