Le Sang d’Aphrodite
avec son talisman hérité de ses ancêtres varègues ? Il sortit la relique du tiroir secret et caressa le dessin gravé sur la pierre. La silhouette d’homme à la tête en forme de coupe était surmontée de deux lignes ondulantes, symbole des « Eaux Supérieures », la puissance céleste et la mer nourricière. Le talisman avait pour nom la « Force du Ciel ». Pour la capter, il fallait se mettre au diapason de la nature et vibrer au même rythme qu’elle. Peu à peu, le droujinnik réussit à faire le vide dans son esprit pour que les vagues célestes puissent déferler et résonner dans sa tête comme la mer gronde dans un coquillage. Maintenant, il allait se servir de l’énergie qu’il sentait monter en lui pour se glisser dans la peau du meurtrier afin de vérifier la justesse de ses soupçons.
Pour pénétrer cet homme au cerveau et aux humeurs corrompus, il fallait comprendre le rituel auquel il se livrait avec ses victimes. Celui-ci remontait à plus de quatre étés, époque où il entretenait deux petites courtisanes. Un jour, ce qui avait débuté comme un jeu amoureux se termina pour la première fois par un bain de sang… Artem se représenta une jeune femme prodiguant des caresses à son amant. Il pouvait imaginer comment les bijoux et, surtout, l’odeur sensuelle, la couleur et le goût particulier de l’élixir excitaient la concupiscence de l’homme. Mais il ne parvenait point à concevoir que l’union charnelle pût aboutir à l’ignoble massacre qui venait conclure le rituel. Le droujinnik frissonna. Comment regarder au fond de l’abîme sans se laisser envahir par les ténèbres ? Son métier l’exposait trop souvent à ce danger, et il avait l’impression qu’il finirait par céder à cette attirance du gouffre et que sa vie tomberait alors en miettes.
Il s’efforça de se ressaisir et reprit le cours de ses pensées. Après l’assassinat des filles de joie, l’homme allait répéter et perfectionner la cérémonie avec chacune de ses amantes successives. D’ordinaire, c’est ainsi que les gestes fatals du premier meurtre deviennent rituels. L’homme ne veut ou ne peut consommer l’œuvre de chair qu’après avoir obligé la femme convoitée à se parer, à se parfumer et à goûter l’essence capiteuse. Celle-ci accepte de participer à cette mise en scène sans soupçonner sa sinistre signification. Elle est ainsi initiée aux plaisirs des sens tels que cet esprit perverti les conçoit. Tôt ou tard, il ressent le besoin de compléter cette première phase du rituel par la seconde : la mise à mort et la profanation du corps de l’élue. Cette étape représente le juste châtiment, le sacrifice et peut-être la purification de la victime : celle-ci est égorgée et ses parties génitales sont découpées au couteau. Pendant quelque temps, le meurtrier parvient à résister à ses pulsions, puis sa folie reprend le dessus. C’est la même idée fixe qu’il poursuit sans répit : posséder la Femme qu’il hait et qu’il désire tout à la fois – mais dont il ne peut jouir sans la détruire, encore et toujours… C’est selon ce schéma que s’était déroulé chacun des meurtres aux aromates. Oui, tout concordait : les noms, les circonstances, les dates…
Artem poussa un soupir et rangea son talisman. Le doute infime qui obscurcissait son esprit s’était dissipé. Il saisit sa plume, inscrivit un nom sur le mandat d’arrêt préparé à l’avance et traça sa signature. Alors qu’il apposait son sceau personnel, il perçut un bruit de pas dans l’escalier. L’instant d’après, la porte s’ouvrit et Mitko apparut sur le seuil, Vassili se profilant derrière lui.
— Dieu merci, te voilà, boyard ! s’écria le colosse blond.
— On vient de fouiller la cave de Boris ! enchaîna Vassili qui, pour une fois, montrait des signes d’une vive excitation. C’est un drôle d’endroit !
— C’est surtout un drôle d’oiseau ! souligna Mitko. Il se prend pour un apothicaire, mais on a trouvé des choses tellement bizarres qu’on se demande à qui on a affaire ! Cet animal n’a pas bougé le petit doigt pour nous aider. On a dû forcer la trappe et nous servir de notre propre échelle. À première vue, la cave lui sert d’officine. On a trouvé quantité de bottes d’herbes, comme s’il venait de faucher un pré entier. Pour ma part, je doute fort qu’il sache faire la différence entre une plante médicinale et une
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