Le Sang d’Aphrodite
et rien ne m’oblige à le mentionner. J’espère que mon époux n’aura pas d’ennuis…
Elle lança à Philippos un regard suppliant, comme pour s’assurer de son soutien. D’un signe de tête, Philippos l’encouragea à poursuivre.
— La vérité, avoua-t-elle, c’est que, pendant nos fiançailles, Igor a rapporté de Byzance un flacon de cette essence, le Sang d’Aphrodite. Après notre nuit de noces, nous avons continué de nous en servir de temps à autre… Cela faisait tellement plaisir à Igor ! Cette odeur le rendait fou.
Gênée, la jeune femme détourna son regard.
— Tu comprends, on ne faisait rien de mal, on était unis par les liens sacrés du mariage ! Bien sûr, si notre pope venait à l’apprendre, il exigerait qu’on fasse pénitence. Mais il n’a pas besoin de le savoir, n’est-ce pas ? D’ailleurs, cela remonte à plus de quatre étés, et il ne me reste plus une goutte de ce parfum.
Svetlana s’interrompit et se laissa tomber sur son fauteuil d’un air las. Après un moment de silence, elle reprit :
— Depuis cette époque heureuse, tant d’eau a coulé sous les ponts ! Mon mari est un bibliophile passionné, les livres comptent plus que tout à ses yeux. Ton père pense qu’il a toujours un penchant pour le Sang d’Aphrodite, mais c’est faux. Je suis bien placée pour le savoir, non ?
La jeune femme se tut. Soudain, elle se raidit et changea de couleur.
— Attends un moment, murmura-t-elle. Maintenant que j’y pense… Ah ! cette hypocrite de Théodora ! Qu’est-ce qu’elle t’a dit exactement ? Que ce flacon lui rappelait ses péchés de jeunesse ? C’est un mensonge éhonté !
— Comment ça ?
— Voilà : quand Igor m’a offert ce parfum, ce genre de récipient était en vogue à Tsar-Gorod, mais pas à Tchernigov, ni même à Kiev ! Cette mode n’était pas encore arrivée chez nous. Comment Iola – c’est le nom que ma belle-sœur portait dans le monde – aurait-elle fait pour mettre la main sur ce flacon à l’époque ? D’autant que… Mais oui, elle s’était déjà convertie ! C’était donc tout bonnement impossible.
— Elle s’en est peut-être servie plus tard, suggéra le garçon.
— J’en doute ! Demande à Igor : sa sœur avait fait profession de foi avant nos fiançailles. Ce n’est tout de même pas dans son couvent qu’elle aurait déniché cet aphrodisiaque !
Philippos fit mine d’acquiescer. En réalité, il n’était pas complètement convaincu. Après avoir remercié Svetlana, il prit congé, regagna la rue et se dirigea vers la résidence, plongé dans ses pensées. De la part de l’abbesse, ce mensonge paraissait absurde. N’était-ce pas plutôt une invention de Svetlana ? Oui, elle était fort capable de médire de sa belle-sœur qu’elle détestait cordialement ! C’était plus vraisemblable, songea-t-il, que d’imaginer la mère supérieure l’ayant sciemment induit en erreur. Svetlana ne pouvait comprendre cette âme secrète et tourmentée. L’abbesse était une énigme vivante ; par moments, elle lui paraissait presque effrayante… Il secoua la tête pour chasser cette pensée indigne d’un vrai limier. Il fallait qu’il perde cette détestable habitude de donner libre cours à son imagination ; Artem le lui reprochait assez souvent.
Comme il passait devant la porte ouverte d’une gargote, une appétissante odeur de nourriture lui chatouilla les narines. Il s’arrêta, reconnaissant l’enseigne d’une des tavernes favorites de Mitko, À la Carpe d’or . Il décida alors de dîner sur le pouce avant de poursuivre sa réflexion. Comme disait Mitko, « un bon repas, ça vous éclaircit les idées ! ». Et il pénétra dans l’auberge, humant avec délices le fumet des fritures et des légumes grillés…
Au même moment, Artem, assis devant sa table de travail encombrée de rouleaux d’écorce de bouleau, parcourait les dossiers relatifs aux meurtres aux aromates. L’enquête était parvenue au stade où, comme il aimait à le dire, la solution se trouvait entre les quatre murs de son cabinet de travail. Aussi s’y était-il enfermé avec la ferme résolution de n’en sortir qu’après avoir scellé de son cachet le mandat d’arrêt du criminel. Il lui semblait connaître l’identité de l’assassin. Quelle preuve ultime lui manquait pour qu’il puisse parvenir à une certitude absolue ? Et si c’était, tout simplement, le contact familier
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