Le Sang d’Aphrodite
fille. Pour la protéger, les dieux la changèrent en arbre au sein duquel se développa le fruit de cette liaison coupable : c’était Adonis, l’enfant aromatique par excellence, qui, pour venir au monde, dut briser l’écorce de l’arbre à myrrhe. À sa naissance, Adonis est recueilli par Aphrodite, la déesse de l’Amour et de la Beauté… Mais il est élevé par Perséphone, la déesse des Enfers ! Le bel éphèbe est prisonnier de ces deux puissances divines, l’une l’attirant vers le haut, l’autre vers le bas.
Pendant qu’elle parlait, Artem se remémorait les lectures de sa jeunesse. Il remarqua :
— Voilà qui définit le rapport entre la nature divine et éternelle des aromates et l’origine terrestre de l’homme, dont le corps est voué à la mort et à la corruption. Je me demande si le grand Homère ne dit pas quelque chose à ce propos…
— J’ignorais que tu connaissais si bien la poésie grecque, boyard ! Dans l’ Iliade , Thétis, la mère d’Achille, lui promet de préserver de la putréfaction le corps de son ami Patrocle. Elle instille au fond des narines du mort de l’ambroisie ainsi que du rouge nectar pour que sa chair demeure toujours inaltérée.
— Du diable si je me souvenais de ces détails ! avoua Artem en riant. Mais revenons au Sang d’Aphrodite.
— Adonis devint l’amant d’Aphrodite. Alors Perséphone informa Artémis des plaisirs auxquels goûtaient sa belle rivale et l’éphèbe. La chaste Artémis décida de punir l’amant aromatique. Au cours d’une partie de chasse, elle le fit mettre en pièces par un sanglier furieux. Cependant, Aphrodite parcourait toute l’Hellade à la recherche de son amant-enfant. En voulant lui porter secours, elle piqua ses tendres chevilles à un buisson de roses blanches, les empourprant du sang de ses blessures. C’est ainsi que naquirent les roses rouges. Adonis mourut dans les bras d’Aphrodite, colorant lui aussi avec son sang les fleurs environnantes : les anémones ont donc la couleur de son sang et sa fragilité, s’effeuillant au moindre souffle.
— C’est ainsi qu’on baptisa cet élixir parfumé le Sang d’Aphrodite, ponctua Artem. Il y a sûrement un lien entre les senteurs les plus suaves et quelque rituel sanglant de la Grèce antique ! Mais il y a une chose qui m’échappe, avoua-t-il, soudain gêné. Le plaisir olfactif saurait-il être à l’origine de la jouissance suprême ?
— Cela s’explique facilement ! s’exclama Vesna, dont les joues se colorèrent. Si mes propos te paraissent trop libres ou déplacés, ajouta-t-elle, j’implore ton indulgence, boyard ! Je ne fais que répéter ce que mon époux m’a appris en même temps que son métier d’apothicaire.
— Loin de moi une telle pensée ! protesta le droujinnik avec ardeur. J’admire tes connaissances, dame Vesna, et je suis fasciné par ton discours.
La jeune femme rougit de plus belle. Puis son visage s’illumina d’un sourire, ses yeux bleus pétillèrent de malice.
— Je te remercie, boyard. Cependant, pour éviter tout malentendu, je vais poursuivre en citant ce philosophe grec que notre sainte mère l’Église ne condamne pas entièrement : l’illustre Platon ! Comment décrit-il la jouissance suscitée par les senteurs ?
Elle s’interrompit et fronça les sourcils, cherchant ses mots.
— Selon Platon, le plaisir olfactif se produit soudainement, avec une intensité extraordinaire. Il est « vrai », c’est-à-dire pur comme celui de la vue et de l’ouïe, ou encore celui de la science. Les aromates procurent des plénitudes intenses, plaisantes, pures de toute douleur…
— … alors que leur manque n’est ni pénible ni sensible, grommela Klim en terminant la phrase commencée par Vesna.
L’apothicaire s’étira, s’extirpant de son fauteuil, sa tignasse poivre et sel en bataille.
— Mais de quoi causez-vous, les amis ? s’enquit-il d’une voix de rogomme.
Les yeux ronds, il les dévisageait d’un air ahuri, tandis que sa bouche s’ouvrait dans un bâillement féroce, tellement comique qu’Artem et Vesna éclatèrent de rire.
Le bossu reprit sa place auprès de son épouse, tandis qu’elle lui expliquait sur quoi roulait la conversation.
— Quel diable d’homme, ce Platon ! se réjouit bruyamment Klim. Peu de philosophes ont su décrire si bien le ravissement suscité par les aromates. Ces derniers ne sont d’ailleurs pas sans danger pour la Cité :
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